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suis en monarchie, je crierai vive le roi ! plutôt que de me faire tuer. »

Il y a dans cette phrase autre chose que de la prudence corrigée par l’ironie ; il y a comme un goût de terroir, comme un fonds de paysan franc-comtois ou bas-normand, peu importe. Le paysan ressemble partout au paysan, il peut contrevenir à l’ordonnance, il ôte toujours son chapeau à l’autorité. Il lui arrive parfois de chasser en terre réservée ; mais sitôt qu’il entrevoit à l’horizon un uniforme, il coule son fusil sous le buisson, et il va serrer la main du gendarme.

Proudhon avait débuté par le pamphlet, c’était là son tour d’esprit. Il manie bien l’invective et il raisonne serré ; mais le pamphlet sentait le fagot. Proudhon voulut faire un livre ; le livre passe pour un personnage, et à ce titre il jouit d’une certaine immunité. L’auteur perdit au format ; un volume exige un plan et une symétrie. Or Proudhon n’avait qu’un talent de détail, au hasard de l’inspiration ; il savait mieux écrire un article qu’un chapitre, et un chapitre qu’un ouvrage. Il publia pour son coup d’essai la Création de l’ordre dans l’humanité. Il y traitait de la théologie, de l’ontologie, de la garde nationale, de la méthode, de la royauté, de la logique, de la bureaucratie, de l’élection, du cens électoral, de l’école primaire, de la version latine, de omni re scibili en un mot, avec tout l’attirail d’une a mulette de sa façon, pour arriver à la découverte de la vérité. C’est la loi sérielle. Qu’est-ce que la loi sérielle ? L’auteur a l’honnêteté d’en reporter l’honneur à Fourier ; mais si Fourier a trouvé le moteur, il n’en a pas trouvé le mécanisme. Le mérite du mécanisme appartient tout entier à Proudhon. Il a imaginé le premier une machine à raisonner ; Pascal avait bien inventé dans le temps une machine à compter, et le Thibet une machine à prier. Le Thibétain tourne une manivelle, et il a satisfait à Bouddha. Mais jusqu’à présent personne n’avait imaginé une machine à penser. Que dans l’ordre mathématique, où l’esprit humain procède sur lui-même en quelque sorte, il arrive toujours à un résultat certain, il n’y a pas besoin d’être mathématicien pour l’admettre. Ainsi un astronome soupçonne sur la foi d’une hypothèse une planète dissimulée dans l’espace ; il pourra sans doute, à l’aide d’une équation du quatorzième degré, aller de chiffre en chiffre donner de la tête contre une étoile, par la raison toute simple que la mathématique ne peut pas errer comme mathématique, et que la planète, prise au piège de l’algèbre, ne saurait échapper à sa destinée ; mais appliquer ce que Proudhon appelle la loi sérielle, c’est-à-dire la loi mathématique, à la science sociale, fabriquer la vérité à la mécanique comme on fabrique la mousseline, c’est confondre l’algèbre et la vie et mettre une horloge à la place du cerveau.