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ont changé de fond en comble, et désormais ce que l’art nouveau figure, c’est la personne individuelle, la particularité frappante, la passion abandonnée, les variétés du mouvement, au lieu du type abstrait, de la forme générale, de l’harmonie et du repos.

C’est dans l’église de San-Lorenzo, toute remplie des œuvres de Donatello, de Verocchio, de Michel-Ange, qu’il faut aller pour suivre cette idée. L’église est de Brunelleschi, et la chapelle de Michel-Ange ; l’une est une sorte de temple à plafond plat soutenu de colonnes corinthiennes, l’autre un carré surmonté d’une coupole, la première trop classique, la seconde trop froide. On hésite avant d’écrire ces deux mots ; pourtant il faut tout dire, même en présence de si grands noms. Mais les deux chaires de Donatello, les bas-reliefs de bronze qui recouvrent le marbre, tant de figurines naturelles et passionnées, surtout la frise de petits anges nus qui jouent et courent sur le rebord, et le charmant balcon au-dessous de l’orgue, si délicatement ouvragé qu’il semble en ivoire, avec ses niches, ses coquilles, ses colonnettes, ses animaux, ses feuillages : quel goût et quelle grâce ! et quels ornemanistes que ces sculpteurs de la renaissance ! Là-dessus on entre dans la chapelle des Médicis, et l’on regarde les figures colossales que Michel-Ange a mises sur leurs tombes. Il n’y a rien d’égal dans la statuaire moderne, et les plus nobles figures antiques ne sont pas supérieures ; elles sont autres, c’est tout ce qu’on peut dire. Phidias a fait des dieux heureux, Michel-Ange des héros souffrans ; mais des héros souffrans valent des dieux heureux : c’est la même magnanimité exposée aux misères du monde ou affranchie des misères du monde, et la mer est aussi grande dans la tempête que dans le calme.

Tout le monde en a vu le dessin ou les copies, mais à moins d’être venu ici personne n’a vu l’âme. Il faut avoir senti, presque par le contact, la masse colossale et surhumaine de ces grands corps allongés dont tous les muscles parlent, la nudité désespérée de ces vierges dont on ne voit que la fierté, la douleur et la race, sans que l’esprit puisse laisser approcher de lui-même un autre sentiment que la crainte et la compassion. Elles sont d’un autre sang que le nôtre : une Diane déchue, captive aux mains des barbares de la Tauride, aurait cette taille et ce visage. Une d’elles, demi-couchée, s’éveille et semble secouer un mauvais rêve. La tête est affaissée, le sourcil froncé, les yeux se sont creusés, les joues se sont amaigries. Qu’il a fallu de misères pour qu’un corps pareil ait senti les atteintes de la vie ! Son indestructible beauté n’a point fléchi, et pourtant la souffrance intérieure commence à y imprimer sa morsure. La superbe sève animale, la vivace énergie des membres et du tronc sont entières, mais l’âme défaille ; elle se soulève