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contemporains de Dante, et comme on voit commencer à la fois le paganisme mondain dans la vie et le paganisme pittoresque dans l’art !

A présent quelle idée vont-ils se faire de l’homme., et quel est le type corporel qui, répété de toutes parts, va maintenant couvrir les murs ? Il en est un qui va régner plus d’un demi-siècle, et, jusqu’à la venue de Léonard, de Raphaël et de Michel-Ange, relier les talens les plus divers en un seul faisceau. C’est le personnage réel, la figure florentine et contemporaine, le corps déshabillé tel que le fournit le modèle vivant, l’homme exactement reproduit par l’imitation littérale, et non transformé par la conception idéale. Quand pour la première fois on découvre la vie réelle, et que, pénétrant dans sa structure, on comprend le mécanisme admirable de ses parties, cette contemplation suffit, on ne désire rien au-delà. Il y a tant de choses dans un corps et dans une tête ! Chaque irrégularité, — tel allongement du col, tel rétrécissement du nez, tel pli étrange de la lèvre, — fait partie de l’individu ; on le mutilerait, si on la réformait : ce ne serait plus lui, ce serait un autre ; l’attache par laquelle cette irrégularité tient au reste est si forte qu’on ne peut la retrancher sans détruire l’ensemble. La personne est une, et rien ne peut l’exprimer que le portrait. C’est pourquoi ce sont des portraits que les fresques du temps alignent et ordonnent dans les églises, non-seulement des portraits du visage, mais encore des portraits du corps. L’orfèvre anatomiste, Pollaiolo ou Verocchio, place sur sa table un sujet nu, l’écorche, note dans sa mémoire les saillies des os, les renflemens des muscles, l’entrelacement des tendons, puis, avec des noirs et des clairs, il transporte ce modelé sur la toile, comme il l’eût transporté sur le bronze avec des bosselures et des creux. Si vous lui disiez que cette clavicule est trop saillante, que cette peau sillonnée de muscles ressemble à un paquet de cordages, que ces masques de gladiateurs ou de centaures ont la laideur repoussante des physionomies populacières convulsées et grimées par la rixe ou l’orgie, il ne vous comprendrait pas. Il vous montrerait un ouvrier, un passant, en premier lieu son sujet, surtout son écorché ; il dirait ou sentirait qu’embellir la vie, c’est falsifier la vie. Ce sont justement ces plissures des visages, ces angles secs des muscles entre-croisés et soulevés qui l’intéressent, son pouce de modeleur et de ciseleur s’y enfonce et s’y heurte en imagination : ils enferment la force active amassée qui va se tendre pour se débander en chocs ; on ne peut trop les montrer ; à ses yeux, ils sont tout l’homme. Luca Signorelli, ayant perdu un fils bien-aimé, fit dépouiller le corps et en dessina minutieusement tous les muscles pour en mieux garder la mémoire. Nanni Grosso, mourant à l’hôpital, refusa un crucifix qu’on lui offrait, et s’en fit apporter un de Donatello, disant que sinon « il mourrait désespéré, tant lui