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seule les découvre par le toucher. » Et il rappelait avec douleur les grandes persécutions par lesquelles, sous Constantin, « toutes les statues et les peintures qui respiraient tant de noblesse et de parfaite dignité furent renversées et mises en pièces, outre les châtimens sévères dont on menaça quiconque en ferait de nouvelles, ce qui amena l’extinction de l’art et des doctrines qui s’y rattachent. » Quand on sent aussi vivement la perfection classique, on n’est pas loin d’y atteindre soi-même. Vers 1400, à l’âge de vingt-trois ans, après un concours d’où Brunelleschi se retira en lui décernant le prix, il obtient de fabriquer les deux portes, et l’on voit renaître sous sa main la pure beauté grecque, non pas seulement l’imitation énergique du corps réel comme l’entend Donatello, mais le goût de la forme idéale et accomplie. Il y a dans ses bas-reliefs vingt figures de femmes qui, par la noblesse de leur taille et de leur tête, par la simplicité et le développement tranquille de leur attitude, semblent des chefs-d’œuvre athéniens. Elles ne sont point trop allongées comme chez les successeurs de Michel-Ange, ni trop fortes comme les trois Grâces de Raphaël. Son Eve, qui vient de naître et qui, penchée, lève ses grands yeux calmes vers le Créateur, est une nymphe primitive, vierge et naïve, en qui sommeillent et s’éveillent tout à la fois les instincts équilibrés. La même dignité et la même harmonie agencent les groupes et disposent les scènes. Des processions se déploient et tournent comme autour d’un vase ; des personnages, des foules s’opposent et se relient comme dans un chœur antique ; les formes symétriques de l’architecture ancienne ordonnent autour des colonnades les figures mâles et graves, les draperies tombantes, les attitudes variées, choisies et modérées de la belle tragédie qui s’accomplit sous leurs portiques. Tel jeune guerrier semble un Alcibiade ; devant lui marche un consulaire romain ; de florissantes jeunes femmes, d’une fraîcheur et d’une force incomparables, se tournent à demi, regardant, étendant un bras, l’une semblable à une Junon, l’autre pareille à une amazone, toutes saisies dans un de ces momens rares où la noblesse de la vie corporelle atteint sans effort ni réflexion sa plénitude et son achèvement. Quand la passion soulève les muscles et plisse les visages, c’est sans les déformer ni les grimer. Le sculpteur florentin, comme jadis le poète grec, ne lui permet point d’aller jusqu’au bout de sa course ; il la soumet à la mesure et subordonne l’expression à la beauté. Il ne veut pas que le spectateur soit troublé par l’étalage de la violence crue, ni emporté par la vivacité frémissante du geste impétueux saisi au vol. Pour lui, l’art est une harmonie qui purifie l’émotion pour assainir l’âme. Aucun homme, sauf Raphaël, n’a mieux retrouvé ce moment unique de l’invention naturelle et choisie où l’œuvre d’art sans intention devient une œuvre de morale. L’École