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tout à l’honneur de son caractère administratif, mais dont l’autorité de son goût littéraire ne se relèvera pas.

Cependant le succès de la Famille Benoîton est loin de diminuer. Tandis qu’à la rue Richelieu il n’était déjà plus question de ce triste drame refusé d’abord au Vaudeville, la comédie de M. Sardou continuait d’aller aux étoiles. Pourquoi ces fortunes si diverses ? pourquoi ici cet excès d’honneur, là cette indignité ? Interrogez la mode, et la mode vous répondra : il s’agit de donner la note du moment, de pincer, comme on dit, l’ut dièze. Les féeries sont à l’ordre du jour. Cinq cents représentations n’ont pas épuisé la fortune de la Biche au bois ; la Lanterne magique du Châtelet va renouveler l’âge d’or du Pied de Mouton, des Pilules du Diable, de Peau d’Ane, et de tant de chefs-d’œuvre destinés à rendre inutile désormais au théâtre tout autre art que celui de la mise en scène et des tableaux vivans. M. Sardou, qui prend son bien ou plutôt le bien d’autrui partout où il le trouve, s’est dit : Adressons-nous aux couturières, faisons des comédies qui, par les travestissemens, soient des féeries, et quand un peu de fine et spirituelle observation des mœurs contemporaines se mêlerait à notre exhibition, quand çà et là quelques mots rehausseraient le dialogue, arrangeons-nous de manière que le public nous les pardonne en faveur des extravagantes fanfreluches dont nous allons l’éblouir. Confions notre littérature aux jambes de ces demoiselles, et ces jambes la porteront loin ! On croira peut-être que je plaisante, et pourtant rien n’est plus sérieux. Le grand principe d’attraction consiste aujourd’hui dans ce qu’on appelle le spectacle, et l’unique spectacle au théâtre désormais, c’est la femme, la femme physique, entendons-nous bien, le mannequin, la poupée à travestissemens, non l’actrice, — la femme réduite à l’état de figurante qu’on habille et surtout qu’on déshabille à volonté.

S’il fut un temps où la danse et la pantomime servaient au moins de prétexte à ces sortes de théories, nous avons changé tout cela. Ni le talent ni l’Intelligence ne sont d’obligation ; il s’agit simplement d’être jolie et assez bien lancée pour savoir ne reculer devant aucun frais de couturière. Celles qui, par exemple, n’ont en partage que les charmes et la jeunesse de leur personne doivent s’attendre à ne briller qu’au second rang : c’est le menu fretin ; on les habille en poissons, en oiseaux, en coléoptères. Quant à la courtisane bien rentée qui arrive au théâtre en huit-ressorts, qui subvient au luxe tapageur de ses accoutremens et ne compte pas avec les fournisseurs lorsqu’il s’agit de payer sa gloire, voilà la vraie actrice, la virtuose ! M. Sardou a pris de cet art tout ce qu’il en pouvait prendre. Sa pièce de la Famille Benoîton est une féerie, et c’est par ce côté qu’elle réussit tant. Dès le lendemain de la première représentation, quel bruit courait la ville ? De la valeur dramatique ou littéraire de l’ouvrage, nul ne s’en occupait ; mais en revanche que d’émerveillrmens à propos des robes de ces demoiselles ! Telle toilette avait coûté six mille francs, telle autre huit ! Et, tandis