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cet affreux tissu de fabrique espagnole. On prétendait qu’il n’y avait plus de poète à l’Opéra depuis Scribe ; il paraîtrait qu’il a suffi cette fois d’étendre la main, pour en trouver un et des plus féconds, car cette reprise en sous-œuvre de la rapsodie exotique ne serait pour le lauréat qu’une manière d’entrer au jeu et de préparer les esprits à l’avènement d’un Don Carlos dont on raconte des merveilles. Il faut que le morceau soit bien fameux pour qu’on se le dispute de la sorte.

C’est peut-être une curiosité fort déplacée, mais je me demande, au point où en sont les choses aujourd’hui, ce que pourra bien être au théâtre un Don Carlos. Après les récentes découvertes historiques, en présence de tant de documens publiés de toutes parts, le personnage inventé par Schiller, même à l’Opéra, semblerait trop enfantin dans son nimbe de libéralisme humanitaire sur lequel la critique moderne a soufflé. C’est l’honneur de la musique de notre temps d’aimer à discuter les caractères qu’elle étudie ; pour traduire à la voix et à l’orchestre cette sensiblerie romanesque, le canto fiorito suffirait, la vieille cavatine à roulades, laquelle à son tour appelle le costume traditionnel des héros du répertoire : béret à créneaux, tuniques à crevés de velours noir, bottes à revers chamois. Tout se tient en ce monde, et ce que les portraits d’un Van-Dyck ou d’un Velasquez sont pour un peintre de costumes, les renseignemens de l’histoire devaient l’être nécessairement pour la musique. A Dieu ne plaise que je songe à médire de Schiller ! Rien ne me porte à supposer que le grand poète ignorât absolument la vraie cause de la mort du prince, et peut-être en savait-il sur son sujet tout autant que les nouveaux biographes nous en ont appris. Seulement à cette époque la profonde ignorance du public en matière historique autorisait bien des licences au théâtre. Du caractère et de la destinée du jeune fils de Philippe II, personne parmi les gens qui hantaient le spectacle n’avait souci. Schiller pouvait donc se croire en droit d’inventer tout, à ce point que le personnage sorti de ses mains ne saurait même passer pour une idéalisation du type original, qu’il ne rappelle par aucun trait. D’autre part, s’il semble que le personnage de Schiller ne pourrait plus guère servir désormais qu’au Théâtre-Italien, je ne vois guère en quoi l’art dramatique aurait à profiter du type reconnu pour vrai. Le fils de Philippe II venant chanter devant la rampe les élancemens de sa passion, sospiri, lamenti, etc., offrirait sans aucun doute un assez ridicule spectacle au public mieux informé de nos jours ; mais on devra convenir aussi que ce serait un bien funèbre héros d’opéra que le jeune prince découvert par l’histoire, cette espèce de crétin fanatique, mal bâti, mal embouché, travaillé de fièvres intermittentes, qui pour une goutte d’eau tombée d’une croisée vous faisait incendier une maison et châtiait les impérities d’un cordonnier en le forçant à manger le cuir de ses bottes coupé à petits morceaux et fricassé dans la casserole. Tout bien considéré, j’avoue qu’à la place de Verdi je ne me déciderais ni pour l’un ni pour l’autre des deux