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Bien des gens qui ont le nécessaire et pour ainsi dire le matériel de la vie, juste assez pour s’accoutumer à brouter leur pré sans travail, ont pourtant grand besoin d’un traitement qui les mette à l’aise. Ceux qui ont une fois participé aux grandeurs craignent de s’humilier en travaillant. Qu’y a-t-il donc de changé dans nos mœurs ? Rien, sinon le théâtre où nous déployons nos petitesses. Nous avons renversé l’appareil extérieur de l’aristocratie ; mais nous n’avons fait que multiplier ses ridicules et disséminer ses vices.

Prenons exemple de l’Amérique. Là du moins les hommes se font eux-mêmes, s’en honorent et ne sont estimés qu’à cette condition. Sans appui, sans privilège, sans espoir de sinécure ni de fortune acquise, ils ont appris à envisager sans crainte les luttes de la vie. Ils honorent le travail comme nous honorons l’oisiveté. Les jeunes gens les plus riches doivent prendre un métier : ils entrent dans le commerce, dans l’industrie ou dans le barreau, sans nécessité, sans vocation, seulement pour obéir à l’opinion publique. Tout Américain se fait gloire de savoir gagner tout seul avec sa propre vie celle de sa femme et de ses enfans : vous lui feriez injure, si vous en doutiez. Tour à tour avocat ou charpentier, journaliste ou négociant, maître d’école ou ministre, garçon tailleur ou président des États-Unis, il est partout à sa place et ne se plaindra jamais de sa condition. Voilà la vraie démocratie, celle qui fait des hommes libres et des citoyens : la nôtre fait des hommes qui aiment l’égalité par jalousie, mais dont la faiblesse envieuse a peur de la liberté.


5 janvier.

On a ce matin des nouvelles curieuses de Savannah. Le gouvernement des États-Unis y est revenu comme dans son domaine ; l’agent des postes, l’agent du trésor y ont immédiatement repris leurs fonctions. Les messageries Adams sont rentrées dans le bureau qu’elles occupaient avant la guerre et ont enregistré en quatre jours 300,000 dollars de marchandises. On dirait, tant le retour du passé paraît facile, que le temps écoulé n’a pas marqué sa trace. Les habitans acceptent sans arrière-pensée la suprématie de l’Union. La fortune de la guerre, en les faisant tomber aux mains de l’ennemi, les dispense de continuer plus longtemps l’hypocrisie du patriotisme confédéré. Ils demandent à reprendre leur ancien commerce, à soulager leurs pauvres, à conserver leur gouvernement municipal, et le général Sherman, respectant tous leurs droits, ne leur enlevant que la liberté momentanée de la presse (pourquoi ? je n’en sais rien, car quel mal peut-elle lui faire ?), leur offre même, s’ils trouvent son joug insupportable, de les faire transporter aux lignes ennemies. Un meeting général des citoyens, convoqué par le maire Arnold,