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du journal, et payer leur tribut de flatterie au Moloch infatué de la presse américaine. La dame du logis faisait retentir bien haut les noms de ses amis, le général D…, l’amiral F…, et tant d’autres qui ne dédaignaient pas d’y placer leurs égards à fonds perdus, mais à gros intérêts d’éloges imprimés. Il y a des divinités que le monde encense de peur d’en pâlir. X.., qui pour être un homme sans principes n’est pas un homme sans génie, a imaginé de publier une sorte de petit journal des théâtres où sont racontés tous les cancans de la ville, et qui lui sert de clé pour ouvrir à sa femme les portes de la bonne société ; mais, comme toujours, on murmure, on lève les épaules dès qu’ils ont le dos tourné.

Une autre maison de fraîche date est celle de M. Z…, ancien aubergiste, ancien directeur d’un grand hôtel de New-York qui porte encore son nom. Un soir j’entre dans une maison riche et sévère, dont le luxe exagéré ne gâtait pas l’harmonie. Je trouve là deux dames fort élégantes, de manières gracieuses et d’entretien charmant. L’une d’elles se met à chanter avec une voix peu puissante, peu passionnée, mais avec tout l’art qu’ont pu lui donner les leçons des meilleurs maîtres. Ces dames parlent français, ont longtemps vécu en Europe. La porte s’ouvre, et un vieillard un peu chancelant sur ses jambes goutteuses entre en s’appuyant sur une canne : habit noir, perruque du dernier bon ton, favoris teints à la Palmerston ; dans l’ensemble, l’air grave, courtois et un peu nul d’un vieux nobleman anglais alourdi par les années. En sortant, j’apprends que ce nabab a commencé par tenir une petite pension bourgeoise, et que sa femme, sa belle-sœur ont été l’une et l’autre factory-girls, simples ouvrières, à Lowell, dans le Massachusetts. On est allé à l’étranger laver dans les eaux du grand monde la tache originelle, et il est probable qu’on y retournera pour fuir les souvenirs importuns de ces humbles commencemens. Ces fortunes et ces métamorphoses sont plus fréquentés en Amérique que partout ailleurs. Grâce à l’éducation universelle et au sentiment général d’égalité qui y règne, on s’élève sans peine, sans combat ; on passe sans effort d’un milieu dans un autre. Il n’y a pas entre les nés et les parvenus cette ligne infranchissable, cet obstacle qu’oppose l’éducation première. Les femmes (comme c’est d’ailleurs par tout pays leur privilège) ont une flexibilité prodigieuse. Prenez une fille de ferme, et poussez-la dans un monde élevé ; vous en faites une dame en quelques mois.

En revanche, il y a parmi les hommes des exemples de rusticité obstinée, qui sont d’autant plus haïssables que nul ne s’en offense, et qu’ils traversent le monde comme une écurie, le chapeau sur la tête, les mains dans les poches et en gros souliers. On dit que l’or le plus neuf est le plus brillant. En général il a beau faire, il ne