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à la Lenore de Bürger, un sujet plein d’émotions farouches, d’épouvantes, et qui réclamerait tout le romantisme strapassé d’un Weber ! Quand on nous apprit que cette Leonora de Mercadante n’était autre en effet que la vraie Lenore, involontairement notre sympathie s’en accrut, et l’idée nous vint que si par un coup de fortune (d’ailleurs peu supposable) Mercadante avait écrit là un chef-d’œuvre, il se pourrait bien faire que nous fussions nous-même, quoique de loin, intéressé dans la question. — Mais, dit-on, vous n’êtes ni Bürger, ni Carl de Höltei. — Non, sans doute, et pourtant voici comme les choses auraient pu se passer et comme nous les représentent nos souvenirs de première jeunesse et de primavera poétique. Mme Dorval, à bout de rôles, cherchait une nouvelle création : nous lui indiquâmes l’héroïne de la légende. À ce nom, sa joie ne se contint pas : c’était une vraie trouvaille ! Ary Scheffer venait de mettre la ballade en peinture, il ne s’agissait plus que de la mettre en drame ; nous laissâmes ce soin à de plus habiles, nous contentant de tracer quelques scènes et de proposer la note. Il va sans dire que notre dominante tout d’abord effraya ; c’était aussi par trop de clair de lune ! S’engager si avant dans le fantastique, au théâtre on ne le pouvait. Nous répondîmes : Faites, et revînmes à Goethe, dont le Faust, que nous traduisions à cette époque, nous occupait bien autrement que Bürger et sa Lenore. La pièce cependant se montait, allait en scène. J’assiste encore à la première représentation : une salle comble émue, frémissante sous le jeu de l’actrice passionnée qui, dans les adieux à Wilhelm, fut sublime. Le rideau était déjà tombé qu’on applaudissait toujours avec furie, on acclamait Mme Dorval. À ce déploiement d’enthousiasme, impossible de ne pas comprendre que la pièce était perdue ; en effet, le public, lancé à fond de train dans les espaces de l’imagination, entendait ne plus s’arrêter, et quand il vit le cavalier funèbre quitter l’arçon et descendre comme un conscrit de la Permission de dix heures à l’hôtellerie de la Grâce de Dieti, le public se mit à siffler. Sibi constet, a dit Horace, c’est le grand précepte. Bürger et Mme Dorval tiraient d’un côté, les auteurs de l’autre, et pendant ce temps la pauvre pièce, écartelée, tombait pour ne plus se relever, ce qui prouve qu’il ne faut pas toujours trop se défier de l’audace, et que souvent au théâtre la meilleure manière de tourner les difficultés, c’est de les aborder carrément, de prendre le taureau par les cornes et le cheval de Lenore par les naseaux.

Weber, Meyerbeer l’eussent fait, Mercadante n’y pouvait songer ; connaît-il seulement la ballade allemande ? S’il a pris cette pièce, c’est par la raison bien plus simple qu’elle ressemblait à Lucia, à Linda, à tous les vieux sujets du répertoire. Aller au fond d’un pareil drame n’était d’ailleurs ni de la nature de son talent, ni du génie de la langue qu’il parle. Il faut que les pommiers portent des pommes, et les opéras italiens des cavatines et des scènes de folie. Quoi qu’il en soit, Lucia, Linda, Leonora, la Vitali tient tête au rôle, très surchargé de musique et des plus fatigans.