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conque a la moindre habitude des Italiens. On ignore trop généralement l’énorme influence qu’exerce sur la manière dont une salle va juger un chanteur l’ensemble au milieu duquel ce chanteur se produit. Si l’atmosphère est, comme à Ventadour, de fière et puissante résonnance, il arrivera parfois que des talens vraiment supérieurs y passeront, je ne dirai pas inaperçus, mais sans exciter de grands enthousiasmes, tandis que dans des centres plus modestes vous verrez de simples coryphées de la veille s’installer tout de suite en virtuoses. Quand, par exemple, M. Troy, après s’être endormi tantôt à l’Opéra-Comîque le baryton obscur que vous savez, se trouve subitement à son réveil être le Ronconi du Théâtre-Lyrique, il n’y a là qu’un pur phénomène de réactivité ; le chanteur est resté le même avec ses qualités médiocres et ses rudes imperfections, seulement le niveau où tout cela s’exerce s’est abaissé d’un cran.

Comme on demandait à Fontenelle mourant s’il souffrait beaucoup, il répondit que non, mais qu’il éprouvait « une grande difficulté d’être. » Je ne puis assister à la représentation d’un opéra de Mercadante sans songer à ce mot du philosophe. Cette grande difficulté d’être, il l’éprouve, lui, le malheureux, depuis qu’il est au monde. Voilà un compositeur du mérite le plus sérieux, dont le nom n’a jamais eu d’autorité sur le public, un véritable maître que bien des gens confondent encore avec les partitionnaires à la douzaine qui peuplent l’Italie. Que lui manquait-il donc pour réussir ? Presque rien : l’individualité, l’air du visage ! Venu avant Donizetti, Verdi, il semble leur imitateur, leur plagiaire. On crie au voleur quand c’est au contraire son propre bien qu’il reprend chez les autres, et ni sa sensibilité profonde, ni sa science n’ont prévalu contre le manque de personnalité. Des vingt ou trente ouvrages écrits par lui, pas un ne reste ; à peine si vous apercevez çà et là quelque morceau surnageant à l’aventure : disjecti membra poetœ, le duo d’Elisa e Claudio, le duo du Giuramento. Trop heureux encore l’octogénaire directeur du conservatoire de Naples, quand de ces illustres épaves la foule, qui volontiers prête aux riches, ne fait pas honneur tantôt à Rossini, tantôt à Donizetti ! « Vous ici, général, je vous croyais mort ! » Le grand empereur avait dans son sac aux disgrâces de ces foudroyantes apostrophes. C’est, à quelque variante près, la manière ordinaire dont le public salue la présence de cet excellent homme de musicien ; nous n’admettons même pas qu’il soit encore en vie.

Je ne pense guère que la partition de Leonora représentée aux Italiens doive en aucun point modifier cet état de choses : musique estimable, mais d’où toute force jeune et inventive est absente, des cavatines faciles et brillantes, des duos et des morceaux d’ensemble redondans de bravoure et au besoin de pathétique, des finales admirablement distribués pour les voix, en un mot l’opéra de concert avec la scène de folie au dénoûment et tel que la plupart du temps Donizetti l’a fabriqué ! Vous croiriez assister à la représentation de quelque Linda di Chamouni… Et penser que c’est à la terrible ballade allemande qu’a trait une si bénigne illustration musicale,