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est au fond de tout cela ; une seule qualité manque, la saveur native, le terroir. Je salue au passage le finale du Comte Ory au premier acte, au second la symphonie du Désert, le trio de la Juive, au troisième le rhythme pointé de l’Africaine. Rossini, Félicien David, Halévy, Meyerbeer, c’est, on le voit, comme un bouquet de fleurs ! Mais, je le répète, la main qui s’entend à lier ces parties, à combiner, fondre ces couleurs, à coordonner cet ensemble, est une main d’artiste et fort savante. En outre, à ce parfait talent de mise en œuvre, il faut joindre une vigoureuse aptitude dont le secret ne se trouve pas dans les conservatoires : je veux parler d’un sentiment dramatique très accusé. Ainsi les beautés de l’ouvrage ne sont point épisodiques, elles sont prises au cœur même de la situation franchement abordée et franchement rendue. Plus de ces éternels poncifs, de ces morceaux à côté, — chœurs de vieillards regardant couler l’eau, refrains de soldats en vacances, — au moyen desquels les talens purement admiratifs s’efforcent de détourner l’attention du public, mais du mouvement, de la vie où il convient, et parfois de la passion, comme dans cette phrase du beau duo entre Zuleïka et Sélim au troisième acte. — A côté d’une cantatrice telle que Mme Miolan-Carvalho, M. Monjauze est, il faut l’avouer, une haute-contre bien peccable. Ce ténorino maigrelet sortant d’une poitrine plantureuse produit sur l’oreille un désappointement toujours nouveau, et lorsque, comme dans la Fiancée d’Abydos, les passions brûlantes sont en jeu, il résulte du contraste de ce filet de voix avec le caractère et le costume du personnage un effet qui vraiment tourne au comique ; on dirait un galoubet déguisé en trombone. M. Ismaêl, qui dans ce mélodrame byronien représentait le féroce Giaffir, ne brille guère aussi que par des qualités négatives. Le comédien chez lui ne semble occupé qu’à couvrir les défaillances du chanteur : voix cotonneuse, mal posée, incessamment portée à ralentir, à traîner un air en mélopée. Tout ce monde-là, je le sais, montre beaucoup de zèle et ne demanderait qu’à bien faire. Malheureusement un théâtre n’est point le royaume du ciel, et la bonne volonté n’y suffit pas pour être sauvé. De cette bonne volonté d’ailleurs combien depuis cinq ans n’a-t-on pas tenu compte au Théâtre-Lyrique ! Le public aime ces allures militantes et commença par prodiguer l’encouragement à cette crânerie d’une entreprise particulière qui, tête haute, prétendait venir en remontrer aux grandes scènes rivales, et, remettant en honneur Gluck, Weber, Mozart, tous les dieux de l’olympe, s’écriait : « Voilà ce que je fais et ce que vous ne faites pas, vous autres, avec tout le crédit et toutes les ressources de vos situations exceptionnelles ! »

Le Théâtre-Lyrique a réussi comme réussissent les oppositions. Aujourd’hui son rôle change, les privilèges à son tour lui sont venus. Il a des titres, des subventions ; il est aux affaires, et nous devons compter qu’il justifiera son nouveau rang. Un talent tel que Mme Carvalho ne saurait vivre ainsi éternellement dépareillé, et tout ce bruit qu’on mène autour de l’exécution de Martha n’empêchera point le sourire d’arriver aux lèvres de qui