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ou se mettaient à la tête d’une compagnie. Les nègres, affranchis et transformés en soldats, se répandaient à leur tour dans la ville et se livraient à mille excès. La fureur de tous se tournait contre les suspects, contre les amis de l’Espagnol. Le bruit et les violences ne faisaient pas une armée. Un jour dom Antonio voulut aller visiter son camp : il trouva ses soldats couchés par terre, déguenillés et assez tristes. Il n’y avait autour du camp ni gardes ni sentinelles ; tout était à l’abandon. Et c’est avec ces soldats qu’il fallait affronter les terribles bandes espagnoles. Dom Antonio n’avait pour lui qu’un certain instinct qui relevait la légèreté de son caractère et la vanité de ses illusions. À ce moment extrême, Philippe II, qui était toujours prêt à négocier, même en se battant, voulut tenter encore une fois ce prétendant obstiné, et il lui envoya un plénipotentiaire qui devait s’entendre avec le chef de l’armée espagnole pour préparer un arrangement sans combat. Ce n’était pas l’affaire du duc d’Albe, qui n’avait qu’un pas à faire pour vaincre ; au lieu de favoriser la négociation, il la compliqua de ses hauteurs ; il prit avec le roi portugais un ton d’égalité et de protection méprisante. Dom Antonio, se relevant sous l’insulte, soutenu d’ailleurs par l’évêque de Guarda, se contenta de répondre froidement et fièrement : « Les rois sont des rois, les simples capitaines des capitaines, et la victoire, c’est Dieu seul qui la donne ! » Après cela, le choc décisif était inévitable.

Il ne se fit pas attendre. Une fois décidé à ne plus reculer et à disputer sa couronne, dom Antonio se tenait prêt dans ses lignes. Lisbonne au fond tremblait, dégoûtée de ses défenseurs, craignant les représailles d’un vainqueur irrité par la résistance. Le duc d’Albe ne songeait pas précisément à emporter la ville d’assaut et à la livrer à sa soldatesque ; il se présentait au contraire, — ce qui est toujours d’un bon effet, — en défenseur de l’ordre, en protecteur, en libérateur de la population paisible opprimée par la plèbe du prétendant. C’était le prétendant qu’il fallait abattre d’un coup pour s’ouvrir les portes de la ville, pour échauffer chez les bons bourgeois de Lisbonne le courage de la trahison. Le camp portugais était placé en avant de la capitale sur la rivière d’Alcantara, qui débouche dans le Tage. Ces environs de Lisbonne, qui sont aujourd’hui pleins d’habitations, de jardins et de cultures, étaient alors déserts. Il n’y avait qu’un pont massif de pierre jeté sur la rivière et une maison isolée. La petite armée de dom Antonio, au nombre de sept ou huit mille hommes, était là, barricadée dans une sorte de camp retranché élevé en toute hâte, défendue par le pont, touchant d’un côté à des collines boisées, de l’autre au Tage et aux navires restés fidèles à la cause nationale. Ce n’était pas une position sans force et sans