Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/991

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour oublier à tout jamais ces rêves de voyage qui avaient entraîné ma jeunesse sur toutes les mers ? Mes vingt-sept ans étant sonnés depuis trois mois, je me croyais vieux, et je voulais être sage.

Pendant le déjeuner, la conversation fut fort animée. Comme tous les hommes sanguins, le cousin Legoyen savait parler beaucoup tout en mangeant avec un gros appétit. Il fut question de Paris, de ses plaisirs bruyans et de la vie agitée qu’on y mène en dépit de soi-même. Mlle Trégoref nous écoutait avec attention ; elle paraissait joyeuse et inquiète à la fois de cette existence remuante qui pouvait bientôt devenir la sienne. Je suivais sur son visage le reflet des impressions qu’elle recevait de nos paroles, et je croyais y découvrir une curiosité naïve tempérée par un grand fonds de sagesse. Il y avait sur la table des fraises parfumées, des cerises écarlates et quelques abricots un peu pâles, — derniers fruits du printemps, premières productions de l’été, — et sur la cheminée s’épanouissaient dans des vases de Chine toutes les fleurs que le génie de l’horticulture a su acclimater sur les rives hospitalières de la Loire. Dans ces fruits et ces fleurs, produits d’un sol favorisé, je voyais l’image des sensations et des pensées de cette jeune fille à l’œil bleu, déjà sortie des riantes illusions de l’enfance, s’avançant timidement vers la pleine jeunesse, et prête à aborder le côté sérieux de la vie au moment où son visage rayonnait de tout l’éclat de l’adolescence. C’est ainsi que je me mettais en frais d’invention pour expliquer les mystères d’un cœur que je me figurais romanesque comme le mien. Parfois, je l’ai dit, Emma devenait rêveuse : pouvait-il en être autrement ? A travers tous les propos que débitait le joyeux cousin perçait incessamment ce refrain : Emma, vous serez bientôt mariée ; Emma, vous habiterez Paris, que vous ignorez, en compagnie d’un époux que vous ne connaissez guère encore… Mme Legoyen comprit heureusement les réflexions qui troublaient l’esprit de sa jeune sœur et contrariaient l’expansion de sa gaîté accoutumée.

— Voyons, Albert, me dit-elle brusquement et d’un ton de voix à demi sévère, j’espère que vous êtes guéri de votre manie de voyager aux quatre coins du monde ?

— Sans doute, répondis-je vivement ; la preuve, ma cousine, c’est que je suis ici.

— Avouez que vous en avez assez de ces pérégrinations lointaines, reprit Mlle Legoyen, et que vous n’êtes pas fâché de faire halte une bonne fois.

— Écoutez, répliquai-je ; vous voulez que je renie mes premières affections, je ne le puis. La passion de l’indépendance, dont les voyages sont la plus haute expression, vit toujours dans le cœur où