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— Quelle heure peut-il être, monsieur ?

— Huit heures et quelques minutes.

— Oh ! c’est bon ; nous arriverons au château bien avant le déjeuner. Ce matin, dès cinq heures, M. Legoyen est venu à l’écurie et m’a dit : Jean, tâche de m’amener M. Albert Desruzis avant que nous soyons à table. Et hier, en rentrant de la promenade, madame, qui était avec Mlle Emma, sa sœur, m’a bien recommandé de ne pas m’amuser en route… Tout le monde au château a l’air bien content de voir arriver monsieur.

Ces paroles me rappelèrent le but de mon voyage, que la contemplation de la nature me faisait un peu trop oublier. En quelques mots, j’expliquai à Jean que j’étais cousin de M. Legoyen, son maître, que nous avions étudié ensemble à Paris, et qu’en venant passer une partie de l’été au château de La Ribaudaie, je répondais à une invitation qui m’avait été faite l’année précédente, pendant que nous étions aux bains de mer de Pornic ; mais ce que je me gardai d’ajouter, ce fut que mon digne cousin songeait à me marier avec la sœur de sa femme, Mlle Emma Trégoref, et que l’affaire était déjà assez avancée. Ces projets devaient être connus dans le pays ; j’en trouvais un indice dans la manière naïvement impertinente dont Jean avait accentué sa dernière phrase. En dépit de sa casquette galonnée, Jean était un vrai campagnard demi-breton, curieux et bavard, docile et volontaire, fier de ses maîtres et satisfait de lui-même. Encouragé par mes premières réponses, il me parla des bénéfices considérables que M. Legoyen avait tirés de ses derniers armemens : la maison de commerce Legoyen et Ce serait bientôt une des premières de Nantes, et pour comble de bonheur la femme de mon cousin, venait de faire un fort bel héritage, dont Mlle Emma devait naturellement avoir la moitié. N’ayant jamais eu l’occasion de connaître l’excellente tante qui voulait bien faire ce riche cadeau à la jeune fille dont j’espérais être prochainement l’époux, je ne pus m’empêcher d’écouter cette nouvelle avec un certain plaisir. J’arrivais donc chez les Legoyen sous de favorables auspices, dispos, allègre, et par un ciel si beau que la nature elle-même semblait se mettre en fête.

Bientôt apparut la blanche façade du château de La Ribaudaie, flanqué de ses quatre tourelles et surmonté de hautes cheminées historiées. À distance, l’effet me parut manqué absolument : il y a entre un édifice formé de moellons blancs, — quelle qu’en soit l’architecture, — et un vrai château des siècles passés la même différence qu’entre une image et un tableau. Il faudra décidément que l’on invente un mot spécial pour désigner ces constructions bâtardes, pâles copies des castels où s’enfermaient les barons aux