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par tomber peu à peu dans un état de fractionnement et de faiblesse. Aussi quatre années à peine ont suffi pour les vaincre et les disperser de tous côtés, tandis qu’il a fallu un quart de siècle et une lutte acharnée pour dompter les bandes disciplinées et aguerries de Schamyl. Ce n’est pas que les Tcherkesses le cèdent à ces derniers sous le rapport de la bravoure et des qualités militaires ; ils ont fait leurs preuves devant l’ennemi. Aucun peuple peut-être ne l’emportait sur eux par l’élan personnel et l’héroïsme chevaleresque. Leur intrépidité dans les combats n’est pas moins célèbre que la beauté de leurs femmes.

Un écrivain qui a pris comme sujet d’études l’histoire et la géographie de la Circassie[1] a exposé dernièrement l’origine et les phases du mouvement qui s’opéra au sein des tribus tcherkesses et les fit passer du régime aristocratique à la démocratie, pour aboutir à l’anarchie et à la ruine. La féodalité, après avoir conservé pendant une très longue période son prestige et sa puissance, commença à décliner et ne sut plus se défendre contre les prétentions et les empiétemens auxquels elle fut en butte. Au lieu de s’absorber, comme chez nous en Europe, dans un pouvoir unique et central dont la royauté a été l’expression, elle se divisa et s’affaiblit de plus en plus au profit de la démocratie. Des idées d’indépendance et d’affranchissement avaient germé parmi le peuple ; les privilèges de la noblesse cessèrent d’être respectés et furent contestés. Les deux partis essayèrent alors de mettre un terme, par une transaction, à ces luttes intestines ; il fut convenu que deux assemblées seraient convoquées, l’une composée de nobles et l’autre d’élémens populaires. Celle-ci ayant le dessus par le nombre, les nobles, pour la contre-balancer, eurent recours à la ruse et à l’intrigue et réussirent à diviser leurs adversaires. Le désordre alla en augmentant ; aucune main n’avait la force de l’arrêter. L’aristocratie, minée par des attaques réitérées et dépourvue de chef, fut contrainte de céder. Désespérée de sa défaite, elle résolut de frapper un dernier coup et d’employer la voie des armes. Les Natoukaïs et les Schapsougs appelèrent à leur aide une peuplade voisine, les Bjedoukhs, et en 1796 une sanglante bataille fut livrée dans le lieu appelé Bziokho-zaouo, nom que cette bataille a depuis lors retenu. Les Bjedoukhs décidèrent la victoire ; mais, loin de relever la noblesse, ce triomphe ne fit que hâter sa chute. Dès ce moment, tout espoir s’évanouit pour elle ; l’égalité fut proclamée ouvertement, et le prix du sang réglé le même pour tous, patriciens ou plébéiens.

  1. M. Lullier, dans le volume intitulé : Extrait des publications de la Société impériale géographique de la Russie. Saint-Pétersbourg, 1859, pp. 228-233.