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dépendance toute une hiérarchie de vassaux nobles (ouzdens), dont l’influence et le crédit étaient en raison de l’étendue de leurs terres et du nombre de leurs serfs. Cette société, constituée à la manière patriarcale, n’avait point de lois écrites ; elle obéissait à l’adat ou la coutume, ensemble de prescriptions orales basées sur des usages traditionnels dont les vieillards étaient les gardiens et les interprètes. De toutes ces prescriptions, la plus importante était celle que l’on appelait la loi du sang ou la vendetta légale, seule garantie, chez ces barbares, du respect de la vie humaine.

Cette forme de république aristocratique contrastait avec la constitution radicalement démocratique des tribus du Daghestan et de la Tchetchenia, et cette différence est essentielle à noter, parce qu’elle a déterminé le caractère particulier et l’issue très diverse de la lutte chez les deux groupes de montagnards. Ceux du Caucase oriental ne reconnaissaient d’autre niveau que celui de l’égalité la plus absolue, tous avaient en principe et de fait les mêmes droits, le même rang social ; la part d’autorité qu’ils confiaient à un conseil éligible, choisi parmi les anciens de la tribu, n’était qu’une délégation restreinte et temporaire. C’est cette organisation unitaire qui permit à des hommes de la trempe de Gazi-Molla et de Schamyl de s’imposer à ces peuples comme les représentans d’une autorité qui avait sa source dans le ciel, et en leur parlant comme les envoyés de Dieu de les entraîner tous à la guerre sainte (ghazaouat) contre les ghiaours russes ; de les réunir dans un sentiment commun d’amour de l’indépendance et de haine contre l’étranger qui prétendait leur dicter des lois. L’homme inspiré, l’homme de foi et de génie qui se révélait à eux comme apôtre, et qui justifiait sa mission par des succès militaires éclatans, devenait naturellement leur maître, et, comme Schamyl, Un maître craint et vénéré de tous, contenant les dissidences et les rivalités de tribu à tribu et les intérêts particuliers sous sa volonté de fer, concentrant dans sa puissante main toutes les forces de la nation. Les vices de la constitution politique des Tcherkesses non moins que leur tiédeur religieuse, les haines entre familles et même entre tribus entières engendrées par la loi du sang, les dissensions et les désordres qui en furent la suite, l’absence de patriotisme au milieu de cette décadence universelle, s’opposaient à ce qu’il pût sortir de leur sein un chef fort de l’adhésion commune et auquel tous consentissent à s’abandonner avec cette confiance aveugle qu’inspirait Schamyl. A la voix de l’imâm, les tribus qui vivaient éparses dans les montagnes du Daghestan se sont transformées en une nationalité compacte et vivace, tandis que les Tcherkesses, chez lesquels ne se manifesta aucun homme d’un talent supérieur, avaient fini