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réforme unitaire, c’était se condamner à une proscription certaine de l’opinion publique, — qu’ils ont persévéré cependant, et qu’aujourd’hui ils sont les maîtres, — je prends confiance dans l’avenir de l’Amérique. Il n’y a pas longtemps qu’à Boston, dans ce foyer de l’abolitionisme égalitaire, M. Phillips était menacé jusque dans sa maison par la populace ; ses amis y venaient armés pour le défendre. Une fois, parlant dans l’ouest à un meeting de démocrates, il resta pendant une heure exposé à une grêle de pierres, d’œufs et de pommes, qui pleuvaient de tous les côtés de la salle : il parla pourtant avec un sang-froid intrépide, jusqu’au moment où le président du meeting vint le prier de se retirer pour ne pas exaspérer la foule. Quand j’allai le voir dans sa petite et modeste maison, il me montra une image de marbre aux traits nobles et mâles, et pleine d’une surprenante grandeur : c’était le buste de ce rude fermier du Connecticut, cet héroïque John Brown, missionnaire armé de la liberté humaine, qui déclara à lui tout seul la guerre à l’esclavage, et qui expia sur le gibet son glorieux apostolat Je vis aussi la pique grossière avec laquelle ce guerrier des temps bibliques combattait, à la tête d’une bande à peine armée d’esclaves fugitifs, dans ces montagnes de la Virginie où venaient les traquer leurs persécuteurs. Le sang de John Brown a été fécond comme celui de tous les martyrs. Sa grande figure est déjà pour l’Amérique un souvenir légendaire : quand les régimens noirs vont à la bataille, c’est au chant de l’hymne guerrier du « vieux John Brown. »


30 novembre.

Je suis allé hier chez le poète Longfellow, dont vous devez connaître au moins le nom. M. Longfellow demeure à Cambridge, un des faubourgs champêtres de Boston, dans une grande maison de bois, tout unie, qui a pourtant un je ne sais quoi d’antique et de solennel. Les grands toits en mansardes, les paratonnerres historiés, les lourds pilastres de la façade, les restes de charmilles et de quinconces taillés qui l’environnent, enfin le style rigide de son parterre à la française, tout la distingue des maisonnettes d’opéra qui bordent l’avenue et lui donne, comme on dit en architecture, une époque. Cette maison est en vérité une sorte de monument historique, ayant servi de quartier-général à Washington durant la guerre de l’indépendance. La première fois que j’y pénétrai, il y a deux mois, j’y étais conduit par M. Sumner. Nous ne perdîmes pas notre temps à faire retentir le marteau de fer sur la porte de chêne ; nous entrâmes, nous parcourûmes les appartemens vides, nous déposâmes nos cartes dans un salon simple et de bon goût, puis nous repartîmes comme des voleurs, sans avoir vu ni domestique, ni