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le combat de l’Alabama et du Kearsarge est le grand fait d’armes du siècle. Le héros, enflé par cette gloire inattendue, s’en va de banquet en banquet, racontant ses hauts faits ; à l’entendre, on croirait qu’à lui seul, sur son petit bâtiment, il a tenu en échec et en terreur les nations envieuses de l’Europe, qu’il a insulté la marine française, souffleté un amiral anglais, bravé lord Russell jusque dans la Tamise, et fait briller le nom américain comme un glaive de feu aux yeux de l’Europe" effrayée. Cependant il s’étonne un peu de sa gloire. « La défaite de l’Alabama, dit-il, n’est que peu de chose dans mes services. Si je mérite tous ces témoignages d’honneur pour ce seul fait d’armes, j’en mérite bien plus encore pour les services que j’ai rendus sur le Mississipi et devant les ports du sud. » Qui se les rappelle aujourd’hui ? qui se rappellera l’année prochaine la glorieuse croisière du Kearsarge ? Le public américain est vite rassasié de ses idoles. Les gens habiles ne se laissent jamais exploiter ainsi ; ils préfèrent le métier de cornac à celui de bête curieuse, et ne gonflent pas pour eux-mêmes ce dangereux ballon de la popularité qui monte si haut et si vite, mais précipite si tôt ceux qu’il élève.


Boston, 25 novembre.

Je suis venu par mer de New-York à Boston. Avant-hier je descendais à la hâte l’immense rue de Broadway, maudissant les embarras de voitures qui m’arrêtaient à chaque pas. Je ne vous parle ni du prodigieux encombrement des quais, ni de la peine que j’ai eue pour arriver à bord, à travers l’enchevêtrement des chevaux et des charrettes, laissant ma voiture engagée dans la cohue, mon sac à la main, suivi d’un porteur chargé de ma malle, — ni de la foule entassée sur l’immense et magnifique bateau qui sert d’omnibus entre New-York et Boston. Il faut venir en Amérique pour concevoir un pareil mouvement. Le transit de Paris à Londres n’est pas comparable à celui qui se fait quotidiennement entre les deux métropoles rivales des États-Unis : trois chemins de fer, trois lignes de bateaux monstres qui engloutissent chacun de 8 à 900 passagers, suffisent à peine à cette inondation. Il est vrai que c’était la veille du thanksgiving day, jour de prière et d’actions de grâces décrété par le président, et que la moitié du peuple était sur les routes. Il est d’usage immémorial de passer en famille ce jour de fête patriotique. Comme en Angleterre le jour de Noël et chez nous le jour de l’an, on mange l’oie ou la dinde classique au foyer paternel. Nulle part cette coutume n’est plus religieusement observée que dans la Nouvelle-Angleterre, le pays des traditions et des vieux usages. Les églises sonnent les cloches des dimanches, les habitans ont revêtu