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deux belles colonnes hautes de 8 mètres montrent encore intact leur chapiteau corinthien. Les débris d’un aqueduc partant de la rivière, les mines de divers petits postes semés jusqu’à la mer sur les deux rives de l’Oued-Sahel, les traces d’une route venant de Bougie et se prolongeant vers Aumale, tout révèle l’ancienne existence d’un établissement solide et fortement gardé. C’est de même par la découverte de quelques constructions romaines et la comparaison des itinéraires anciens avec les distances actuelles qu’on a pu fixer au village de Taourga, à vingt-quatre lieues est d’Alger et quatre lieues sud-est de Dellys, l’emplacement de la Tigisi antique. Toutefois de ces trois chefs-lieux, Auzia, Tubusuptus et Tigisi, le premier, à vrai dire, est en dehors de notre Grande-Kabylie. Citée aux temps de Tacfarinas et de Gargilius, Auzia resta exposée aux fréquentes attaques des barbares, et son nom disparaît de l’histoire vers la fin du IIIe siècle. Détruite sans doute par les Quinquegentiens, qui ravageaient alors la province, les Romains semblent n’avoir plus jugé prudent de la relever ; ils donnèrent depuis pour résidence au prœpositus un simple fort, Castellum Auziense, visité par Théodose durant sa campagne de Kabylie, et dont on reconnaît les traces à Aïoun-Bessem, à cinq lieues nord-ouest d’Aumale. Quant à Tubusuptus et à Tigisi, ces deux points étaient trop voisins du littoral pour que les Romains, maîtres de la mer et solidement organisés à Bougie et à Dellys, n’eussent pas toute facilité à les conserver et à les défendre. Plus que les trois autres, le chef-lieu du limes Bidensis, Bida, doit offrir, au point de vue de notre étude, un véritable intérêt comme le poste le plus avancé des Romains en pays kabyle. A la même place s’élève aujourd’hui, dans la vallée du Sébaou, Djemâ-Sâridj, le plus important et le plus charmant village des Aït-Fraoucen.

Nous visitions ce pays à la fin de 1864 ; la saison était rude sur la montagne : nous laissâmes Fort-Napoléon dans le froid d’une pluie neigeuse et descendîmes comme du sein des nuages pour saluer, après trois heures de marche, le soleil et l’éternelle verdure sur les coteaux touffus de Djemâ-Sâridj, un vrai jardin, la pépinière du Djurdjura. Les notables du lieu aiment à parler : quand on croit que le nom ancien de Bida est éteint, on apprend vite, en les écoutant, qu’il se retrouve dans le nom actuel d’une famille des Fraou-cen, les Aït-Bida, dont l’antiquité passe pour remonter au temps des Romains[1]. Si l’on veut voir les ruines, chaque habitant les

  1. Le mot Bidil, autre appellation antique de Djema-Saridj, est également oublié des Kabyles, mais il existe encore dans la langue des Touaregs, où il signifie « être fou. » Or M. le colonel Hanoteau a fait cette curieuse observation que tout à côté de Djemà-Sâridj est un petit village appelé maintenant d’un nom arabe, El-Mesloub, qui veut dire « le fou. » Voilà sans doute l’ancienne dénomination kabyle se révélant sous la traduction arabe, qui s’y est substituée.