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tombent sur les colonies maritimes de Rusazus et de Rusubezer, dont la dénomination doit être antérieure à l’époque romaine, comme l’indique le préfixe phénicien rus, qui signifie cap. Eh bien ! non loin des ruines de Rusazus, découvertes au village actuel de Zeffoun, réside encore la tribu kabyle d’Azuzen, dont le nom se retrouve entier dans celui de Rusazus (cap Azus), et les débris considérables de Rusubezer (cap Bezer) se montrent sur un promontoire élevé qui est un des principaux contre-forts d’une montagne appelée aujourd’hui encore le mont Abizar ! L’ancien nom de Dellys lui-même, Rusuccuru, n’est qu’un composé redondant du mot phénicien rus, et du mot kabyle akerou, qui ont tous deux une signification identique. Les Phéniciens ou leurs fils les Carthaginois auront trouvé la pointe de Dellys désignée par les indigènes sous le nom d’Akerou, et ils y auront simplement appliqué leur préfixe habituel, pour en former le mot que les Romains depuis ont copié.

Une observation dont on s’est préoccupé de vieille date, c’est que dans beaucoup de noms des personnages africains de l’antiquité, comme Massinissa, Misipsa, Masgaba et autres, la syllabe initiale mas ou mis se reproduit avec une persistance marquée. Longtemps la cause en fut une énigme ; le jour ne s’est fait que lorsque des voyageurs hardis ont osé explorer le Soudan, et que d’assidus linguistes ont pénétré les mystères de la langue des Touaregs. Cette langue s’est trouvée la même que celle de nos Kabyles, seulement plus originale et plus pure ; interrogez-la sur le vrai sens de la syllabe en question, elle dira que c’est une particule de déférence que les Touaregs placent devant les noms propres. Demandez-lui l’étymologie, oubliée en Kabylie, du mot Djurdjura ou plutôt Djerdjera, pour prononcer à la vraie façon des indigènes[1] : elle répondra que le radical djer ou ghar indique une contrée montagneuse riche en sources, et qu’il se répète à dessein dans Djerdjera, pour mieux imiter le son de l’eau qui jaillit. Dans son remarquable ouvrage sur les Touaregs du nord, M. Henri Duveyrier identifie le mot de Djerdjera avec le nom d’Igharghar donné au grand plateau d’où descendent les eaux de tout le versant méditerranéen du massif des Touaregs, et il veut reconnaître dans le plateau d’Igharghar l’ancien mont Girgyris de Ptolémée. Le géographe alexandrin ne semble-t-il pas en effet avoir saisi et respecté jusqu’à l’harmonie imitative qui, dans le mot d’alors comme dans celui d’aujourd’hui, prétend rappeler le murmure de l’eau quand elle jaillit de terre et creuse son lit en ruisselant ?

« La langue kabyle se parle, mais ne s’écrit plus. » Ainsi dit-on

  1. Sur la crête extrême des Aît-Mellikeuch s’élèye un pic appelé Djerdjer ; c’est le nom de ce pic qui a été donné à tout le massif.