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chez moi, je vous attendrai avec impatience, » J’étais extrêmement touché en le quittant. J’étais sincèrement attaché à ce grand homme, et mon cœur lui était toujours ouvert. Peu lui ont rendu justice ; il découvrait chez moi des sentimens à son égard qui lui étaient neufs, et pour lesquels il me voulait d’autant plus de bien. »


Quand on maintient si résolument ses croyances sous l’artillerie d’un Frédéric le Grand, quand on oblige un tel railleur à s’ensevelir dans ses pensées, il n’est pas étonnant qu’on sache aussi défendre ses amis contre les injures du maître et lui infliger le plus respectueusement du monde d’inflexibles démentis. C’est ce qui arriva un jour au prince de Hesse. La scène que nous venons de reproduire avait lieu aux derniers jours du mois de décembre 1778, quelques semaines avant la signature du traité de Teschen. Après avoir passé l’hiver à Slesvig auprès de sa femme et de ses enfans, le prince, sur les instances de Frédéric, repart pour la Prusse dès les premiers jours du printemps. Le roi voulait fêter le rétablissement de la paix avec son compagnon de guerre ; mais laissons parler le prince.


« J’arrivai à Berlin, où je reçus sur-le-champ une invitation du roi de me rendre le lendemain à Sans-Souci. Je ne puis assez dire avec quelle bonté et amitié il daigna me recevoir. Le prince Frédéric de Brunswick, le ministre Finckenstein, le comte de Schulenburg-Volfsburg, y avaient été en même temps invités. On me dit que le roi, à son retour à Postdam, avait eu une dispute très vive avec M. Noël, son maître d’hôtel, auquel il dit qu’après avoir eu la guerre il ne pouvait lui donner tant pour chaque plat. Il y en avait huit. Le roi ne voulait donner, au lieu de quatre écus, que deux écus par plat. M. Noël lui assura qu’alors aucun plat ne serait bon ni de son goût. Enfin le roi, pour couper court, ne voulut que quatre plats qu’il paya quatre écus la pièce ; mais au jour de mon arrivée il fut donné ordre de remettre les huit plats. Il faut dire qu’ils étaient excellens. Les soupers étaient admirables. Autant y avait-il de personnes, autant de houzards et laquais entraient dans l’appartement et apportaient chacun une écuelle de porcelaine couverte, remplie de soupe et de toute sorte de choses extrêmement délicates. Les plats étaient pour la plupart à la française, et quelques-uns d’une force extraordinaire…

« Le roi aimait beaucoup les disputes à table. Il se fâchait assez vivement de la contradiction, à laquelle il n’était pas accoutumé, et comme je savais que cela lui faisait plaisir, je saisissais toutes les occasions où je le voyais mal instruit sur des circonstances pour lui mettre la vérité sous les yeux. Un jour, il se fâcha réellement contre moi, et cela fut au sujet du prince de Weilburg, qui avait épousé la princesse d’Orange et qui était un bien digne prince et mon très intime ami. Le roi me dit : « J’ai vu le prince de Weilburg à Loo, il y a une couple d’années ; c’est une bête que ce prince. » Je lui répondis : « Non, sire, c’est un des meilleurs hommes