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avec lui sur le balcon, plusieurs le suivirent. Je sortis avec eux et me trouvai à la droite de M. H. de Bernstorff, qui avait un mouchoir blanc à la main. Il cria trois fois au peuple : Kong Frederik den fertile er dod ; lœnge leve Kong Christian den Syvende[1] ! et tout le peuple répondit par des acclamations de joie : Lœnge leve Kong Christian den Syvende ! tandis que je fondais en larmes. Dans ce moment, le jeune roi sortit de l’appartement de son père et vint au balcon, où il se plaça au milieu, et ainsi entre M. de Bernstorff et moi. Il n’avait point l’air touché du tout et salua le peuple avec la meilleure grâce en répondant à ses acclamations. Le roi, me voyant extrêmement ému et mes larmes couler, me serrait les mains et me dit : Ach, mein armer Prinz[2] ! — Un brouillard épais avait couvert Copenhague jusqu’à ce moment et se dissipa promptement lorsque la proclamation se fit. Cela fut considéré comme un heureux présage. Le roi entra, et au bout de l’antichambre je vis le comte de Moltke tomber évanoui sur une chaise, entouré de quelques-uns de ses fils, qui sentirent vivement la perte de son bienfaiteur et de son ami. Je crois qu’il n’y avait que nous deux qui pleurions bien sincèrement le bon prince dont je révère encore les cendres… »


Ce nouveau roi si peu ému au milieu de la douleur publique, ce jeune souverain si dispos, si pétillant d’esprit et dont la figure charmante respirait une angélique douceur, c’est ce malheureux Christian VII qui deviendra bientôt une espèce de fou, tour à tour furieux et lâche, jouet de ses passions vulgaires encore plus que des intrigans qui l’entourent, le Christian VII qui fera expier sur l’échafaud au comte Struensée, à la reine sa femme au fond de l’exil, les témérités ou les faiblesses dont il a été lui-même le premier auteur ; mais nous ne sommes pas encore en 1772, à l’heure des conspirations ténébreuses et des tragédies sanglantes. L’année 1766 vient de commencer. Christian VII est tout joyeux, et la folle humeur qui avilira chez lui le caractère royal ne se révèle que çà et là par d’innocentes bizarreries. S’il a craint que la couronne ne gênât sa liberté, on peut deviner déjà qu’elle ne l’embarrassera guère. Jusqu’ici pourtant rien de grave ; ce sont tout au plus de juvéniles explosions et des allures fantasques. Il se jette d’une extrémité à l’autre, un jour touché jusqu’aux larmes des sentimens religieux de son cousin, et une heure après racontant la scène à sa mère avec des éclats de rire. Ce compagnon austère qu’il admirait et bafouait tour à tour, au fond il l’aimait sincèrement. Comme Frédéric V, Christian VII voulut attacher le prince de Hesse à la cour de Copenhague. Il avait deux sœurs, l’aînée promise au prince royal de Suède, à celui qui fut plus tard Gustave III, la cadette à peine âgée de seize ans et pour laquelle on n’avait encore formé

  1. « Le roi Frédéric V est mort ; longue vie au roi Christian VII ! »
  2. « Ah ! mon pauvre prince ! »