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ou de grands imposteurs, peut-être l’un et l’autre à la fois, tant la nature humaine est complexe ! Les Américains aiment les crises de nerfs : en religion comme en politique, le délire est pour eux la suprême éloquence. Vous rappelez-vous les prédicateurs napolitains de San-Gaëtano ? Ils ont des poumons et une furie à faire tomber les murailles de Jéricho : leurs rages de dents sont pourtant à ces convulsions surhumaines comme une canzonette légère à quelque grand morceau de Verdi.


New-York, 22 novembre.

J’ai assisté hier en chemin de fer à une petite représentation de politique intime. Six ou huit soldats démocrates montèrent dans le wagon et mirent leurs langues à leur aise. Ces scènes grossières ne peuvent être rares dans un pays où l’observation des convenances est livrée, comme celle des lois, à la bonne volonté individuelle. Je suis même étonné de rencontrer tant de soldats décens et paisibles quand aucune discipline ne les force à se bien tenir, et qu’ils peuvent si aisément prendre le haut du pavé. Mes aimables compagnons se mirent donc à causer et à blasphémer politique, se damnant l’un l’autre à chaque parole, et damnant surtout les nègres, auteurs de la guerre civile. Un brave homme qui voyageait avec sa fille s’impatiente et s’approche d’eux poliment. « Gentlemen, je vous rappelle qu’il y a des règlemens contre la grossièreté de langage. » Là-dessus, tolle général : ces gentlemen ne souffrent pas qu’on leur enseigne les bonnes manières, ni qu’on fasse avec eux l’aristocrate. « He is a damned black republican[1] ! — Dieu me damne si nous avons dit un damné mot qui puisse blesser l’oreille des dames ! — Es-tu ministre, old man ? » et tout ce qu’un soldat peut vomir d’injures sans en avoir honte. Cependant, intimidés malgré eux, ils se levèrent au bout de quelques minutes et passèrent, tout en jurant, dans le car voisin. Un seul resta, un tout jeune homme, un peu ivre, qui se mit à attaquer successivement chacun de nous en répétant : « Je tue l’homme qui ne dira pas hurrah pour Mac-Clellan. » Le premier qu’il entreprit était un vieux fermier en cheveux blancs, qui le remit à sa place avec bonté en se penchant vers moi pour maugréer contre « ces diables de soldats. » Je fus le second à soutenir l’attaque : notre homme s’assit brusquement près de moi, et, me mettant le poing sous le nez, me demanda si j’étais républicain ; mon silence obstiné le découragea. Il alla gesticuler plus loin jusqu’à ce que le conducteur, d’une mine

  1. Black republican, républicain nègre ; c’est l’injure habituelle adressée par les démocrates aux abolitionistes.