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hauts comme des clochers, et dont le nombre, les proportions colossales disent assez quel est le grand commerce de la ville. Buffalo, qui n’était rien il y a trente ans et qui maintenant compte plus de cent mille âmes, est de ce côté la tête de la navigation des lacs et tient dans l’est la même place que Chicago dans l’ouest. Tous les produits de l’ouest viennent y aboutir et séjourner dans ses entrepôts, d’où ils se répartissent dans l’intérieur ou gagnent par les canaux le marché de New-York. De quelque côté qu’on regarde l’horizon du lac Érié, on le voit toujours parsemé de voiles grises et de colonnes de fumée noire.

Buffalo est une des villes les plus rigides des États-Unis. L’ardeur religieuse de ses habitans est proverbiale, ainsi que l’âpreté des sectes nombreuses qui s’y disputent les âmes. Méthodistes, baptistes, indépendans, épiscopaliens, unitairiens, catholiques, etc., luttent de sermons, de pamphlets, de vociférations et d’austérités. Le dimanche, les congrégations sont en permanence, la moitié de la population vit à l’église : c’est pourquoi la ville est déserte. En revanche, quel sabbat dans les temples ! Toute la journée j’ai entendu des hurlemens, des exclamations, des cliquetis de voix, puis des chants, puis des cris incohérens, sortir du toit d’un édifice que mes fenêtres dominent. Qu’est-ce donc ? Un combat de coqs, une boxe, un meeting, une salle d’armes ? Le dimanche rendait toutes ces suppositions impossibles. Enfin, à la faveur du silence du soir et d’une inspiration plus bruyante de l’orateur, le sens de ce vacarme a pénétré jusqu’à mes oreilles à travers mes fenêtres et mes volets fermés. Cet édifice est la salle de prières d’une congrégation pieuse, et cette voix aigre, gutturale, glapissante, semblable à celle d’un fou furieux, est celle d’un saint ministre ou de tout autre inspiré de l’esprit divin qui adresse avec « enthousiasme » une apostrophe suppliante au Seigneur. J’entends ce mot : o Lord, revenir sur toutes les notes du glapissement pleurard ou du hurlement frénétique. Cet homme a sans doute les pieds sur des charbons ardens. On entend aussi des frémissemens, des murmures, des cris étouffés dans l’auditoire, Évidemment ce père de l’église est fort goûté de ses fidèles, et l’on, se répétera demain combien la veille sa parole était savoureuse. Puis on chante un hymne sur toutes les notes fausses connues et possibles. Enfin une autre voix s’élève, une voix de femme cette fois, que les murs de l’édifice étouffent, mais que j’entends assez pour comprendre qu’elle imite avec succès les lamentations et les frénésies du prophète. Celui-ci ébranle encore une fois la voûte des cieux, et un hymne nouveau clôt la séance, qui s’achève en ce moment même. Anabaptistes, mormons ou trembleurs, je ne sais pas à quelle secte appartiennent ces possédés. Ce sont à coup sûr de grands insensés