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de l’hiver. Voilà l’aspect de cette campagne en cette saison tardive. De rares maisons y sont parsemées, des chemins incivilisés la parcourent, qui semblent avoir été tracés par l’usage et n’avoir jamais connu la pelle, la pioche ni le rouleau. Un grand sentiment de solitude y règne et s’empare surtout du voyageur, inquiet de s’y égarer. Ce vaste pays, clair-semé d’habitans sans être désert, mal dégrossi sans être inculte, figure assez bien ce qu’étaient nos campagnes il y a quelques siècles, du temps où les romans nous représentent leurs héros voyageant à pied ou à cheval ; mais, le sifflet aigu de la locomotive, le timbre rauque du bateau à vapeur, qui de temps en temps s’élèvent dans le silence, me rappellent que les temps ont changé. — Enfin, après trois grandes heures de cavalcade, je redescendis par un étroit ravin au fond de la vallée, où je trouvai la rivière et l’étrange petite ville qui porte le nom caractéristique d’Oil-City.

Ce lieu est un exemple frappant de la brutalité singulière avec laquelle l’industrie dévaste la nature. Voilà une vallée sauvage, gracieuse et agreste, que quelques années ont transformée en un cloaque immonde et hérissée de baraques odieuses d’où sortent déjà le tumulte et la fumée des grandes villes. C’est bien ici la capitale du pays de la boue. Je n’avais rien vu de comparable à la rue en corniche qui longe la rivière et dessert les innombrables puits dispersés dans la vallée. Las d’une continuelle immersion, j’avise une prairie mêlée de broussailles où le terrain paraît solide ; j’y pousse mon cheval malgré la répugnance singulière qu’il témoigne à y descendre, et tout à coup le voilà enlizé jusqu’au ventre, roulant avec moi dans la vase. J’arrêtai là mon voyage de découverte ; j’en avais assez vu pour me faire une idée du mouvement prodigieux de ce petit coin perdu. Sur une étendue de quinze ou vingt milles, la vallée est pleine de huttes fumantes et d’échafaudages en forme de chèvre où se meuvent une roue et une pompe, une pompe foulante apparemment et d’une grande force, car la profondeur moyenne des puits est de cinq cents pieds environ. L’exploitation est si active qu’en certains lieux la couche d’huile est épuisée, et qu’il y a déjà entre Oil-City et Titusville un millier de pompes hors d’usage. Autrefois l’huile jaillissait a une grande hauteur, comme l’eau des puits artésiens. On n’avait alors qu’à la recueillir, et certaines sources donnaient par jour jusqu’à deux et trois mille barriques : on était forcé d’en modérer l’abondance suivant les besoins du marché. Le pétrole avait alors un grand prix, et quelques puits pouvaient produire jusqu’à 10,000 dollars en vingt-quatre heures. C’était une trop immense richesse pour qu’elle fût durable, et la moyenne du rapport des puits est à présent de 20 dollars par jour.