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J’ai obtenu sur ma bonne mine un lit dans le salon, où je vous écris les coudes serrés, tandis que les dames bavardent auprès de la table et qu’un nègre dresse en rangs serrés nos couchettes surnuméraires. Le maître de la maison, qui, me voyant étranger, m’accable de politesses, m’a dit d’un ton de triomphe que j’aurais un single bed, c’est-à-dire qu’on me réservera pour m’y prélasser tout seul une couchette de six pieds de long sur deux de large. Vous voyez qu’on me traite en grand seigneur.


19 novembre.

Hier matin, à six heures, je m’acheminais vers la station, mon sac à la main, dans les rues de Titusville, où le jour cette fois me permettait d’éviter les fondrières. Le chemin de fer me transportait jusqu’à Schæfer’s-Farm dans un wagon si chargé de monde qu’il semblait ployer sous le faix, et qu’il s’en allait branlant et gémissant, comme près de rompre par le milieu. Voici encore un bouquet choisi de laideurs américaines dans cette boîte étouffée, où l’on fume, où l’on crache, et dont les carreaux restent fermés. Jeunes, vieux, gros et petits spéculateurs, tout le monde s’y bouscule dans la plus grande égalité, sauf quatre ou cinq New-Yorkais à la mode parisienne qui semblent garder un certain air de réserve et de supériorité. Quelques figures distinguées, intelligentes, sympathiques, tranchent et semblent égarées dans cette foule, poussées sans doute dans le torrent des affaires par l’usage universel et par ces mœurs mercantiles qui n’offrent pas d’autre carrière à l’homme de loisir. On cause, on discute, on vend et on achète : le dollar et l’huile sont les seuls mots qu’on entende. Abstraction faite des mœurs démocratiques du pays, n’y a-t-il pas entre les joueurs une fraternité naturelle qui efface toute distinction ? En entrant dans la confrérie, n’ont-ils pas voué au gain le même culte et renoncé à toute autre estime que celle qui s’attache au hasard ou à l’habileté heureuse ? Un joueur laisse sa personne morale à la porte du tripot. Il ne vaut plus que ce que vaut sa fortune, et si l’on considère qu’elle peut s’enfler aujourd’hui pour crever demain, que ce soir elle semble une montagne et ne laissera demain qu’un abîme de dettes, que le riche et le pauvre enfin peuvent changer de rôles eh un jour, on comprend l’égalité qui règne entre le rowdy qui fait fortune et l’aventurier en gants jaunes qui peut tomber à son niveau.

Mais voici Schæfer’s-Farm, un misérable hameau noyé dans un marécage : course au clocher pour déjeuner, course au clocher pour louer un cheval. Je voulais gagner Oil-City le jour même et repartir le soir pour Buffalo ; mais la rivière à débordé, le gué est impraticable,