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partout, que la rive étroite opposée à la ville est encombrée d’usines dont les feux peuplent la vallée, que la grande navigation de l’Ohio s’y arrête, que la petite navigation des rivières y commence, que les quais sont encombrés de bateaux à vapeur, et les rivières vivantes de navires. J’ai suivi le rivage jusqu’au grand pont suspendu de l’Alleghany, un de ces travaux hardis et solides comme on les fait si bien en Amérique. Il n’a que deux piles sur une longueur de 450 mètres ; toutes deux sont en fer et à jour. Des cordes y convergent de tous côtés, comme les rayons d’une circonférence, ou, si vous voulez, comme les palmes d’un éventail : elles servent à donner de l’aplomb au tablier massif que portent les deux gros câbles. Les balustrades, les traverses, tout est en fer massif. Les gros omnibus y passent par bandes sur leurs voies ferrées. Il n’y a point de piles sur les deux bords ; mais le câble s’arrête au niveau du sol, où le tablier prend son appui sur la jetée. C’est un de ces édifices fragiles qui, comme le pont de Niagara, donnent l’idée d’une inaltérable durée ; mais on calcule déjà le jour où le pont de Niagara engloutira dans le Whirlpool un train un peu trop lourd : il est probable que celui-ci a de même son jour fatal écrit sur le livre des destinées. La nuit tombait, je suis rentré dans la ville. Elle est enfumée comme Newcastle ou Saint-Étienne ; les maisons y sont noires comme à Londres. C’est du reste un composé de New-York, de Cincinnati et de Philadelphie, avec les mêmes vastes chaussées, la même boue, — pour seul trait distinctif, de belles églises de style gothique dont les hauts clochers ont de loin un faux air d’antiquité européenne.

Rien de nouveau depuis l’élection. L’horizon politique, sans s’être beaucoup illuminé, est d’un calme profond. La guerre va toujours son train, jusqu’au jour où le froid la gèlera comme les rivières. Le général Sherman marche sur Charleston, on l’annonce avec une file de points d’exclamation. Depuis un an, il ne fait pas autre chose, et rien ne dit qu’il ne rencontrera pas sur son chemin quelque étape un peu longue comme celle d’Atlanta.

Je pars demain : pour New-York ? non pas, mais pour Oil-City et le royaume du pétrole. On me dit seulement que la neige et la pluie des derniers jours ont rendu presque impraticables les sauvages régions de l’huile infernale.


Ravenna, 16 novembre.

Ce matin, gelée radieuse qui me réjouit le cœur. J’avait fait hier un ami, négociant en huiles de pétrole, qui avait eu l’obligeance de s’offrir à moi pour cicérone. Il m’a montré les principales manufactures de la ville, qui ne m’ont donné qu’une médiocre opinion