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durer. Pure habitude d’économie : on risque des vies humaines comme on use des habits troués.

Ces chemins de fer sont un peu l’image du gouvernement. Tout se tient chez un peuple ; les institutions privées, comme les institutions publiques, dérivent du caractère et des coutumes nationales : chez nous, la prudence poussée jusqu’au formalisme, la ponctualité, jusqu’à la minutie, la multiplicité des emplois, la parfaite régularité des services, avec les gros profits, les sinécures et l’indolence à la tête ; ici les petits traitemens, l’activité, l’intelligence à la tête, mais le désordre et la négligence en bas. Allez à New-York, à Boston où à Chicago, entrez dans les bureaux de quelque grande compagnie de chemin de fer : vous montez un escalier noir dans une maison encombrée qui contient les bureaux de quinze ou vingt négocians ou banquiers ; vous frappez à une porte basse, vous traversez deux ou trois petites pièces enfumées. Un homme affaire, le directeur ou le surintendant, est assis devant une table de bois blanc, sur une chaise de paille, feuilletant de gros registres rangés sur une étagère ; quatre ou cinq scribes laborieux, penchés sur leurs pupitres, écrivent assidûment derrière une sorte de palissade où le public vient comparaître comme à la barre d’un tribunal. Voilà toute l’administration centrale d’une grande entreprise industrielle. En revanche, on ne s’occupe guère des détails ; les employés subalternes se dirigent par le principe du self-government. Il y a des règles, on ne les observe jamais. Il est entendu qu’elles doivent céder au caprice ou à la commodité du moment. Chez nous, on est bien assis, bien chauffé et le reste ; un pouvoir fort nous protège, et auprès de son tribunal paternel la plainte légitime d’un seul individu doit, en théorie du moins, obtenir justice. Ici l’on vous jette dans une cohue démocratique où vous ne pouvez remuer bras ni jambes sans jouer brutalement des coudes où même des poings. Si vous essayez de murmurer, la clameur vous ferme la bouche : une voix qui s’élève seule n’est point écoutée. Ayez le droit pour vous : vous ne pouvez rien sans la force, car, malgré toutes nos idées préconçues sur les bienfaits du laisser faire, l’individu dans les petites choses n’est pas moins écrasé sous ce régime que sous notre excès de gouvernement. On ne peut nier l’immense avantage du système démocratique pour le bien du plus grand nombre et le progrès plus rapide de cet être impersonnel qu’on appelle un peuple ; mais que nos philosophes politiques n’en fassent pas trop l’éloge au nom de la rigueur abstraite des principes et de la sévère justice ! La démocratie en pratique, — et nous n’en connaissons en Europe que le nom et la théorie, — est une perpétuelle mêlée où l’individu isolé ne peut lever la tête sans devenir