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que c’est justifier presque sa révolte criminelle. On se rappelle encore les anciennes résistances des abolitionistes au parti gouvernant, leurs velléités même d’indépendance et de séparation, du temps où Horace Greeley s’écriait, parlant du drapeau national : Tear down the flaunting lie[1] ! Ils combattent à présent pour ce drapeau qu’ils insultaient, comme alors le sud aurait combattu pour défendre la bannière fédérale, si le nord l’avait attaquée. Leur cause est la bonne au nom de la morale, au nom du patriotisme, au nom de la liberté. Ils y mêlent cependant une hostilité qui se ressent d’une longue humiliation.

Ne croyez pas que j’excuse les rebelles ; mais la guerre civile, ainsi prolongée, est de toutes la plus féroce et la plus irrémissible. Si l’on pardonne aisément à des étrangers, on voue une exécration obstinée à l’ennemi sorti de la famille et de la maison. Songez aux pratiques de cette guerre, aux meurtres et aux brigandages mutuels, à la coutume horrible de mettre les prisonniers sous le feu, à la coutume plus horrible encore de tuer par représailles, à chaque nouvel outrage de l’ennemi, quelques douzaines de prisonniers innocens, et, tout en faisant dans ces cruautés la part de la brutalité américaine, vous comprendrez à quel degré de colère en sont venus les deux peuples. Je doute qu’on puisse combler avec des cadavres le fleuve de sang qui les sépare. Le salut de l’Amérique est dans la soumission volontaire du sud, et la guerre n’est qu’un moyen de le contraindre à la soumission.


Pittsburg, 15 novembre.

J’arrive de Columbus, et j’ai mis dix-sept heures à faire environ quatre-vingts lieues. On avançait à pas de tortue, on s’arrêtait dans la campagne de deux en deux milles. À chaque station, on faisait des manœuvres, on reculait, on avançait, on attendait je ne sais quoi. Il y a des passages où les rails sont si écrasés, si fendillés, si rongés par la rouille, que les roues n’y doivent mordre qu’à peine. Pour s’être trop hâté à un tournant un peu brusque, un train venait de rouler dans l’Ohio à cent pieds plus bas, et nous en vîmes les débris. Plus loin, c’est un pont de bois qui traverse à une grande hauteur un des affluens de la rivière, pont si fragile, si instable, qu’on n’ose s’y traîner qu’avec la lenteur d’une chenille, insensiblement et ligne à ligne. Nous y sommes restés dix minutes, les mécaniciens craignant, chaque fois qu’ils ouvraient la vapeur, d’imprimer une secousse trop forte à l’assemblage. On y passe d’ailleurs vingt fois tous les jours, on y passera tant qu’il voudra

  1. « Déchirez le brillant mensonge ! »