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chose de hautain et de désappointé. Errant de poll en poll et feignant de voter partout, on dut me prendre pour un de ces électeurs nomades dont c’est le métier de courir tout le jour aux quatre coins de la ville et de se : mêler à la foule de manière à déposer plusieurs votes à des bureaux différens. Je crus voir plusieurs fois qu’on me regardait de travers. Au poll du dixième ward, un jeune homme portant l’uniforme gris-bleu des soldats invalidés marmotta entre ses dents à un camarade, mais assez haut pour que je pusse l’entendre : « Celui-là ne se gêne pas, Dieu le confonde ! Je l’ai rencontré à tous les polls ; il a déjà voté quatre fois. » J’étais tenté d’en faire l’épreuve : j’aurais mis ici un bulletin pour Mac-Clellan, là un bulletin pour Lincoln, et fait taire ma conscience en neutralisant mon vote. Tel est, paraît-il, le désordre de ces élections, qu’un étranger, un inconnu, peut se présenter aux polls, jeter un faux nom au scrutateur qui le demande et voter comme un citoyen : l’expérience en a été faite. On ne sait trop d’ailleurs, chez ces populations nouvelles et nomades, quels sont les étrangers et quels sont les citoyens. S’il fallait observer rigoureusement la loi fédérale, la moitié peut-être des habitans de Chicago et de l’état même d’Illinois seraient privés du vote. De tous ces Allemands et Irlandais qui viennent chaque année s’abattre dans l’ouest, il n’en est pas un peut-être qui songe à remplir les formalités sévères et à attendre le terme du long stage légal après lequel on peut devenir citoyen des États-Unis. Ils ne connaissent que la législation de l’Illinois, qui, comme celle de la plupart des états de l’ouest, concède aux étrangers le droit de suffrage après une résidence de six mois seulement. La loi fédérale ajoute d’ailleurs, par une assez étrange contradiction, que tout citoyen d’un des états de l’Union sera en même temps citoyen des États-Unis. À vrai dire, la capacité politique n’est régie par aucune loi certaine ; elle appartient à qui la demande, parfois même à qui veut la prendre. Et s’il me plaisait de renoncer à mon pays, je ne désespérerais pas de me faire admettre aujourd’hui même parmi les électeurs de M. Lincoln.

Les élections américaines ont conservé beaucoup du hasard et de l’irrégularité des élections anglaises. L’autre jour, une feuille démocrate dénonçait un complot des républicains pour amener dans je ne sais quelle ville de l’Ohio toute une armée de faux électeurs, qui seraient ensuite retournés par le chemin de fer voter chez eux. La loi ordonne le secret du vote sans l’entourer de garanties sérieuses. Les mœurs d’ailleurs y répugnent, de sorte que l’élection est à peu près publique. Tous les citoyens sont appelés au contrôle ; ils peuvent stationner derrière la cloison de planches