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Il n’y a pas jusqu’à la polygamie, ce dogme sacré, qui ne soit en décadence[1]. Enfin on peut espérer qu’avant peu d’années cette étrange société rentrera sous la loi commune sans qu’il soit besoin de l’exterminer.


8 novembre.

Voici enfin l’élection commencée. Je viens de me promener cinq heures de ward en ward sans voir nulle part aucun désordre. Je m’attendais au moins à trouver autour des polls des foules bruyantes, passionnées, toujours prêtes à tirer le couteau. Quel n’a pas été mon étonnement, au premier ward que j’ai rencontré sur mon chemin, de voir un groupe calme et silencieux de trois à quatre cents personnes qui flânaient autour du poll en causant à demi-voix ! L’appareil du vote n’est pas somptueux. Une fenêtre d’où l’on a enlevé un carreau et où se tient le scrutateur qui reçoit les votes, une balustrade de planches formant un étroit passage le long du mur, de manière à forcer les citoyens à ne défiler qu’un à un devant le guichet, une longue queue d’hommes patiens et paisibles qui attendent deux heures, trois heures, que leur tour vienne, des distributeurs de bulletins qui offrent silencieusement et sans importunité leur marchandise, qui souvent, quoique de partis opposés, causent entre eux familièrement et disputent sans violence des mérites respectifs de leurs candidats, çà et là un ou deux Allemands imbéciles qu’on pousse au vote comme des moutons de Panurge, des épigrammes, des jurons, tout le gracieux cortège d’épithètes et d’exclamations dont l’Américain orne sa pensée, quelquefois une poussée ou un regard provocateur entre deux adversaires bientôt pacifiés par une poignée de main, voilà ce que sont ces terribles élections américaines.

Il est vrai que la pluie s’était mise à l’œuvre et refroidissait les têtes ; il est vrai que la municipalité faisait rigoureusement observer la loi qui tient les cabarets fermés les jours d’élection ; il est vrai enfin que la crainte des troupes du camp Douglas, l’effet des arrestations de la veille tenaient en bride la minorité démocrate : Les Américains d’ailleurs n’ont pas l’habitude de donner vent à toutes

  1. Au mois de mai dernier, M. Schuyler Colfax, ancien speaker de la chambre des représentans, et quelques autres hommes politiques distingués firent au pays des mormons une visite qui ressemblait bien à une ambassade. On les reçut à bras ouverts, et M. Colfax put, à un grand meeting tenu en son honneur dans la ville du Lac-Salé, parler de la pluralité des femmes comme d’une coutume barbare que ne pourraient longtemps tolérer des voisins civilisés ; il exhorta ses auditeurs à y renoncer, en les assurant de la bienveillance des États-Unis, qui seraient heureux de voir en eux des amis et des frères. Autrefois les mormons l’auraient lapidé pour avoir tenu ce langage ; il faut que les temps soient bien changés.