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été sauvée. Ils ont beau dire, je ne puis voir dans cette affaire qu’un monstrueux canard. Les démocrates voudraient bien, pour y répondre., emprunter quelque tour semblable au sac de Barnum ; mais dans leur rôle d’opposans, ayant contre eux le gouverneur, la municipalité, l’armée, la police, ils en sont réduits à faire les victimes : ils se plaignent, ils accusent, ils récriminent, rôle triste et ingrat, car la foule est toujours du parti de ceux qui l’amusent le plus.

Fraude, mensonge, violence, ces trois choses jouent un grand rôle dans toute mêlée électorale, en Amérique autant qu’ailleurs ; je dirais même un peu plus, si je ne tenais à honneur de garder pour nous la palme. Nous avons ce grand avantage que chez nous toutes les influences pèsent d’un même côté. Ici les chances s’égalisent, et l’action de la bonne cause est neutralisée. L’électeur ici n’est que trop libre d’user et d’abuser de son suffrage, de le multiplier même à l’occasion. C’est, me dit-on, une manœuvre accoutumée que de faire mouvoir d’un poll à l’autre des bandes d’électeurs ambulans. La fraude est si publique que la presse ose l’encourager et donner en termes transparens ce mot d’ordre étrange : « Votez vite et votez beaucoup. » Ce n’est donc pas toujours le nombre qui fait la majorité, mais l’énergie, l’activité, l’habileté des partis. C’est même quelquefois la force ouverte, quand une bande armée s’empare des polls, les confisque et ne laisse approcher que ses partisans, coutume d’ailleurs plus familière à la chevalerie du sud qu’à la vile populace du nord. Un témoin oculaire de la dernière élection présidentielle à Baltimore me racontait une aventure électorale bien choisie pour m’édifier sur les mœurs politiques du sud. Dans cette ville alors toute sudiste, et qui ne devait être conservée à l’Union que par l’énergie du général Mac-Clellan et du colonel, depuis général Butler, les républicains avaient beaucoup à faire de tenir tête aux démocrates. Les meneurs du parti se tenaient auprès d’un poll, encourageant et ralliant leurs hommes. Les démocrates résolurent de les en déloger. Ils s’armèrent de petits poignards fins comme des aiguilles, qu’ils glissèrent dans leurs manches, et, sitôt qu’un adversaire avait le dos tourné, il était frappé à droite, à gauche, harcelé de coups d’épingle. Il fallut s’en aller de guerre lasse. Un autre jour, un démocrate, pour intimider le peuple, tira son pistolet et menaça un électeur paisible qui s’était permis de n’être pas de son avis. Celui-ci prit la fuite : il le poursuivit et le tua à bout portant. Personne ne s’émut ; la police, qui était présente, ne bougea point, et le meurtrier continua à distribuer de ses mains sanglantes les bulletins de Breckenridge. Vous vous récriez, vous vous demandez si c’est possible. N’oubliez pas que cet