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d’une coudée, tous les peuples du monde. Parvenus, aisément à une fortune toute faite, ils ont l’orgueil et l’imprévoyance de tous les aventuriers heureux. Isolés par la nature du monde européen et garantis par deux mille lieues d’Océan, ils se figurent devoir à leur force la sécurité qu’ils doivent surtout à leur éloignement. Ils se croient les géans de Brobdingnac et traitent, avec dédain les pauvres Lilliputiens d’Europe. Lors de la guerre de Crimée, un sénateur, Reverdy Johnson[1], prenant en pitié ces combats de mouches, disait d’un air de fatuité amusante : « Avec notre petite armée et le général Scott, nous en finirions en une semaine. » On offense les Américains en leur disant que leur pays est soumis aux conditions générales de l’humanité. Cette imperturbable assurance, cette insolente audace, est à certains égards une qualité ; elle leur permet de fouler d’un pied sûr un sol effondré, et de prospérer encore là où nous ne saurions que fermer portes et fenêtres et nous cacher dans nos caves. Il faut pourtant que leur orgueil ne les pousse point par bravade au précipice. Ils sont aujourd’hui dans l’épreuve de leur virilité. Si le pied leur manque, ils ne remonteront jamais sur leurs échasses ; mais, s’ils restent debout, ils sortiront de cette épreuve à la fois plus forts et plus sages.


6 novembre.

Hier soir, c’était le tour des démocrates. Ils ont tenu à Bryan-hall un grand meeting auquel j’ai religieusement assisté, où même je me suis laissé décorer pour 25 cents d’un Mac-Clellan badge, avec les deux portraits photographiés de Mac-Clellan et de Pendletoh, mais où je me suis endormi profondément. Le premier orateur, un honorable quelconque, s’étant élevé d’un ton posé au pathétique des cris continus, mon attention a commencé à se détourner et mon oreille à s’assourdir. Un petit incident m’éveilla : l’orateur, dans une de ses invectives, demandait ce qu’avait fait Lincoln des ressources immenses qui avaient passé par ses mains. « Du bien à son pays ! » répondit une voix du fond de la salle. Aussitôt tumulte, agitation, menaces : il fallut que l’orateur lui-même prît sous sa protection l’interrupteur indiscret qui avait enfreint le silence impose par la coutume aux adversaires qui viennent assister aux assemblées des autres partis. Sur quoi, j’ai refermé les yeux, et je ne puis savoir ce qui s’est passé.

Rien de bien remarquable assurément. Ces meetings se ressemblent

  1. M. Reverdy Johnson, sénateur démocrate de l’état du Maryland, qu’il ne faut pas confondre avec Andrew Johnson, ancien sénateur du Tennessee, aujourd’hui président des États-Unis.