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de bourreaux et un atelier de tortures, voilà ce que tous ces Dante sans talent fabriquent sur les murailles. Avec les scandales des papes d’Avignon et les tiraillemens du schisme, le grand âge de la foi chrétienne a fini ; la scolastique meurt, et Pétrarque la raille. Tout au plus quelques accès de ferveur maladive, les flagellans en France, les pénitens blancs en Italie, les visions de sainte Catherine et l’autorité de saint Bernardin à Sienne, plus tard la dictature évangélique de Savonarole à Florence, indiquent les palpitations rares et violentes d’une vie qui s’en va. Les hérétiques d’Allemagne et d’Angleterre ébranlent l’église ; les averrhoïstes d’Italie ébranlent la religion, et de toutes parts le mysticisme, qui avait soutenu la religion et ennobli l’église, se décrépit et tombe. Pétrarque, le dernier des adorateurs platoniques, traite ses sonnets comme un amusement, s’emploie à restaurer l’antiquité, à découvrir des manuscrits, à écrire des vers et de la prose latine, et l’on voit commencer avec lui la longue suite des humanistes qui vont importer en Italie la culture païenne. Cependant la littérature populaire change de ton : les historiens hommes d’affaires, les conteurs prosaïques et amusans, les Villani, Sacchetti, le Pecorone, Boccace, mettent la conversation gaie ou pratique à la place de la poésie sublime et rêveuse. Le sérieux baisse, on veut s’amuser ; les poèmes de Boccace sont des romans d’aventures descriptifs et galans, et autour de lui, en France et en Angleterre, s’étale dans les chroniqueurs et dans les poètes le défilé interminable des cavalcades chevaleresques, des somptuosités princières, des bavardages d’amour. Il n’y a plus de grande idée sévère qui puisse soulever l’enthousiasme des hommes. Au milieu des guerres et des dislocations désastreuses qui entre-choquent ou démantellent les états, ceux qui portent leurs regards au-delà des bombances et des pompes seigneuriales n’aperçoivent, pour maîtriser les hommes, que la Fortune, « monstrueuse image, la face cruelle et terrible, avec cent mains, les unes qui élèvent les hommes en de hauts rangs de dignité mondaine, les autres qui les empoignent durement pour les précipiter ; » à côté d’elle, la Mort aveugle, « qui brise tout en poussière, rois et chevaliers, empereurs et papes, maint seigneur qui vivait pour le plaisir, mainte aimable dame et maîtresse de chevalier qui crie haut et défaille dolente[1]. » Ces paroles d’un contemporain semblent une description de la fresque d’Orcagna. En effet, la même impression s’enfonce alors dans toutes les âmes : amer sentiment de l’instabilité et de la misère humaines, observation ironique de la vie courante et des sentimens mondains,

  1. Pierre Plowman.