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remplissait les mamelles des vaches. Fithal n’a jamais prononcé un jugement mauvais, parce qu’il portait en lui la vérité de la nature. Morann n’a jamais rendu de jugement sans avoir une chaîne autour du cou : lorsque le jugement était mauvais, la chaîne le serrait à l’étouffer ; lorsqu’il était bon, elle tombait d’elle-même. Au prestige de l’antiquité vient se joindre le respect pour la religion. Ces coutumes, ces précédents, ces conventions, ont été soumis à saint Patrick, l’apôtre de l’Irlande. Il a fait effacer tout ce qui dans l’ancienne loi contredisait la loi nouvelle, tout ce qui dans la loi de nature, comme on l’appelait, ne concordait pas avec l’Évangile. Le Senchus-Mor est ainsi devenu le Cain-Patrick. D’une part, il contient les institutions de la vieille société celtique ; de l’autre, il est le témoignage de l’alliance du clan et du christianisme. Une explication celtique peut seule donner une idée complète du caractère de la loi celtique, et je ne crois pouvoir mieux faire que de transcrire ici le préambule historique du Senchus, bien qu’il soit dans quelques parties d’une date évidemment moins ancienne que le Senchus lui-même, du vie ou du viie siècle. Je me permettrai seulement d’abréger un peu et de traduire en français les mots laissés en irlandais dans la version anglaise.


« Le lieu où le Senchus a été écrit, le lieu où le poème a été composé a été Teamhair[1] en été et en automne à cause de la pureté et de l’agrément de son climat pendant ces saisons, — et en hiver et au printemps Rath-Guthaird à cause de la chaleur de ce lieu pendant le froid et du voisinage du bois de chauffage. C’était la quatrième année du règne de Laeghaire, fils de Niall, roi d’Erin, et la neuvième du règne de Théodose, monarque du monde[2], au temps où Patrick, comme dit le poète, baptisait avec gloire et prêchait l’Évangile aux illustres enfants du peuple de Milidh.

L’occasion qui fit écrire le Senchus fut celle-ci : Patrick, étant venu en Irlande pour baptiser et répandre la religion parmi les Gaeidhil, Laeghaire ordonna à ses gens de tuer ceux de Patrick. Il dit qu’il donnerait son dû à toute personne qui tuerait, et que d’avance il accordait pardon. Or Nuada Derg, fils de Niall et frère de Laeghaire, qui était en captivité, dit que, s’il était remis en liberté et recevait d’autres récompenses, il tuerait l’un des gens de Patrick. Après qu’il eut donné caution de remplir sa promesse, on le relâcha, et il prit le commandement de la cavalerie de Laeghaire. Saisissant sa lance, il va vers les clercs, se jette sur eux et tue Odhran, conducteur du char de Patrick.

Le clerc était sur son chariot, et c’est contre lui-même que le coup avait été dirigé. Irrité, il leva les mains vers le Seigneur et resta dans l’attitude de la prière avec les mains jointes. Alors il y eut un grand ébranlement et un tremblement de terre ; le soleil fut couvert d’obscurité, et il vint

  1. Tara, colline où l’on couronnait les rois d’Irlande.
  2. Il y a une erreur de date de quelques années en ce qui touche le règne de Théodose le Jeune.