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générations successives d’érudits auraient pu seules accomplir. C’est en vers et dans l’idiome primitif de l’Irlande, dans la langue appelée bérla-feini, que le Senchus-Mor a été d’abord écrit. Au Xe siècle, le bérla-feini n’était plus compris. Le Senchus-Mor fut alors traduit, comme on disait, d’irlandais grossier en bel irlandais. Or le bel irlandais du Xe siècle est devenu à son tour incompréhensible pour ceux qui, en très petit nombre, savent lire et écrire ce que nous appelons aujourd’hui le vieil irlandais, c’est-à-dire la langue des habitants des parties maritimes du sud et de l’ouest de l’Irlande. Pour atteindre jusqu’au Senchus-Mor, il faut donc passer à travers deux langues mortes et une langue vivante étrangère aux Irlandais instruits. Cependant les outrages subis par le texte primitif n’ont peut-être pas été aussi profonds qu’on pourrait le supposer. Nous sommes en Irlande, c’est-à-dire dans un pays où les hommes ont de tout temps regardé en arrière, dans un pays où l’on respecte le passé. On peut, dit-on, retrouver en beaucoup d’endroits du Senchus les vers anciens sous la prose qui les recouvre, et l’extrême difficulté qu’a rencontrée la traduction prouve avec quel soin les mots anciens ont été conservés. De toutes les causes qui ont rendu si fréquentes les altérations des manuscrits latins, aucune ne s’est produite ici. Il n’y a pas eu de changement dans l’état social. Après l’invasion anglaise, la société irlandaise n’a pas été détruite ; jusqu’au règne d’Elisabeth, elle a conquis ses conquérants. Il n’y a aucune question ecclésiastique soulevée par le Senchus ; on n’y parle ni de juridiction ecclésiastique, ni d’immunités pour les terres de l’église. Qui donc l’aurait altéré ? Les brehon, ces poètes juges et maîtres des écoles de jurisprudence ? Leur honneur et leur intérêt étaient de maintenir intacte la tradition nationale, et s’ils ont, comme cela est évident, successivement multiplié la nécessité de la présence des gens de loi à chaque pas de la procédure, s’ils ont accru tout ce qui était dommages, amendes et argent d’honneur (honneur entendu dans le sens d’honoraires), cela ne touche pas au caractère même des institutions. D’une autre part, bien que les manuscrits que l’on possède soient de dates relativement récentes, du XIVe, du XVe et même du XVIIe siècle, ces manuscrits portent en eux-mêmes un témoignage d’authenticité. L’un appartenait à une famille de brehon du Connaught restée fidèle aux descendants de Roderick O’Connor, le