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jours exécré les dévots hypocrites, et tout ce que je connais de Berlinois me les fait maudire. Il y en a un de leur bande qui dernièrement voulait me prendre au corps, et me parlait de panthéisme ; comme il touchait juste ! Je lui répondis avec une grande simplicité « Je n’ai pas encore rencontré une personne sachant ce que ce mot signifie[1]. » Il semble bien cependant qu’il en avait quelque idée, puisque dans une lettre à Jacobi il s’applique à lui-même cette qualification qu’il repousse ailleurs « Quant à moi, je ne puis me contenter d’une seule façon de penser ; comme artiste et comme poète, je suis polythéiste ; comme naturaliste au contraire, je suis panthéiste, et l’un aussi décidément que l’autre ; les choses du ciel et de la terre forment un ensemble si vaste que, pour l’embrasser, ce n’est pas trop de toutes les facultés de tous les êtres réunis. » S’il y a là une sorte d’énigme, nous croyons qu’il n’est pas impossible de la résoudre.

Panthéiste, Goethe l’est assurément : il l’est non-seulement dans ses conclusions générales en histoire naturelle, comme il l’avoue lui-même et comme nous l’avons assez clairement montré ; il l’est aussi dans la plupart de ses conceptions sur la philosophie première, puisque lui aussi a sa métaphysique, et que « la base sainte » de son dynamisme semble bien être l’idée de l’unité absolue. Seulement de quelle façon est-il panthéiste ? Ce mot même de panthéisme est si vague, il prête à tant de malentendus, qu’on ne saurait l’employer avec trop de précautions, ni se trop assurer de ses motifs quand on l’emploie. De plus l’esprit de Goethe est si libre et si large, si indépendant des formules, et si compréhensif, si hospitalier à toutes les nobles et belles conceptions qu’il rencontre, que c’est parfois une tâche assez délicate pour le critique qui l’étudie de saisir l’unité, ou du moins l’harmonie des nuances, au milieu de tant d’idées qui s’entre-croisent sur la trame changeante de sa pensée.

Des deux grandes doctrines de panthéisme que connaissait l’Allemagne au temps de Goethe, le spinozisme et le système de l’identité, ni l’une ni l’autre ne donnerait une juste idée de la philosophie de Goethe. Elle a quelques points communs avec chacune de ces doctrines, mais elle procède à leur égard avec une entière indépendance. Nous avons montré déjà qu’il y a plus de différences que d’analogies entre Spinoza et Goethe[2], et que le dogmatisme géométrique de l’abstraction pure est en opposition sur tous les points, sauf un seul, avec ce libre et poétique naturalisme

  1. Conversations de Goethe, t. II, p. 266.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre.