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l’exercice de la pensée comme l’acte par excellence. Par l’art et par la science, nous réalisons dans notre vie ce qu’il peut y avoir d’exquis et de divin dans une vie humaine. « Quand vous vous serez pénétré de cette vérité « Il n’y a de vrai, de vraiment existant pour vous que ce qui rend votre esprit fécond, » alors observez le cours général du monde, et, le laissant suivre sa route, associez-vous à la minorité. — Dans tous les temps, ce que le philosophe, le poète a préféré, c’est travailler en silence aux créations de son esprit ce sera là votre sort, le plus enviable de tous. Vous jouirez par avance des sentimens qui doivent remplir un jour les plus nobles âmes[1]. » On sait si Goethe a été fidèle à ce précepte.

Mais il est une autre fatalité plus difficile à vaincre que celle qui nous vient des hommes, c’est celle qui nous vient de la nature. Et je ne parle pas seulement de cette fatalité purement physique que nous subissons durant tout le cours de notre vie, et à laquelle les conditions de cette vie nous livrent sans défense les influences diverses des jours, des nuits, des saisons, du climat, les désordres ou les troubles de notre organisation, toutes les circonstances de la nature animale qui font la souffrance, la maladie, la mort. Je parle de cette fatalité qui frappe en nous plus haut, celle qui frappe au cœur ; la passion, la douleur, le sentiment de l’irréparable dans les biens perdus, la nécessité de sacrifier ce qui nous est le plus cher, d’immoler ce qui nous semble même plus précieux que la vie, le bonheur. C’est ici qu’il faut faire appel à toutes les énergies intérieures dont se compose notre liberté.

Goethe ne nous donne pour cela aucun des conseils que prêche l’ascétisme. Il ne nous recommande pas l’abstinence. Au contraire, il nous invite à jouir librement des biens de la nature, qui est notre mère, des dons de la vie, qui est divine. Ce qu’il pardonne le moins au christianisme, c’est sa morale mystique, irréconciliable ennemie de toute sensualité. Ce qu’il lui reproche avec une amertume passionnée, c’est d’avoir « assombri en une vallée de larmes et de misère le lumineux séjour de la terre de Dieu. » Comme philosophe, il se proclame l’apôtre de la félicité. Il recommande la jouissance, il la déclare légitime et y convie les hommes. « Vaste monde et large vie,… une pensée sereine et des intentions pures, » voilà sa devise. Il la traduit sous une forme poétique dans ces deux strophes de son Testament « Les sens sont aussi un guide pour vous ; si votre raison se tient éveillée, ils ne vous montreront pas d’erreurs. D’un vif regard observez avec joie, et d’un pas assuré et modeste marchez à travers les plaines de ce monde comblé de riches dons. Que votre jouissance soit modérée dans l’abondance des biens ! Que

  1. Testament, déjà cité.