Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tation ni vanité aucune, bien qu’il se promène au milieu du bal avec un uniforme chamarré. Lui-même il donne l’exemple et se mêle aux quadrilles sans rien perdre de son sérieux. La maîtresse de la maison, qui n’est plus jeune, va de groupe en groupe, poussant les récalcitrans à la danse, ou bien danse elle-même par devoir, avec le même flegme imperturbable et le même air résigné. Il y a là toute une foule d’hommes politiques. Causez avec eux, vous les trouvez en général simples, bienveillans, éclairés, et, si j’ose le dire, un peu bourgeois, mais sans l’ombre d’affectation ni de ridicule. Ils ne cherchent pas à vous éblouir de leur mérite; ils n’ont pas l’air de considérer leur position comme une chose qui les élève beaucoup au-dessus de vous. Le gouvernement est pour eux une fonction comme une autre, non pas une distinction qui les oblige à prendre de grands airs.

Je fais la connaissance du premier avocat de la ville. Il a étudié en Europe. Il me dit qu’à Paris le ton ampoulé de nos avocats l’étonne : ici les affaires se plaident tout simplement, à la bonne franquette, sur le ton de la conversation, et je vous jure que si l’avocat ne parle pas plus correctement que le causeur, les audiences de la haute cour doivent ressembler aux séances d’un conseil municipal de campagne. Ces hommes-là ne comptent pour rien la forme; c’est à vous de découvrir sous leurs propos insignifians ou rustiques le bon sens, le mérite solide, la droiture de jugement qui y est cachée.

Il y a dans la société de Québec deux courans distincts, qui, comme le Rhône et la Saône, ne se mêlent qu’à demi. L’un découle immédiatement de source anglaise; renouvelé sans cesse par l’immixtion de l’aristocratie britannique, par le passage continuel du monde militaire, qui y apporte les habitudes et les manières de Londres, il n’est qu’une copie en miniature de la société anglaise c’est assez vous dire qu’il est froid, décent, formaliste et raide. J’aime mieux la bonhomie de la vieille société franco-canadienne: celle-ci ressemble à nos bourgeoisies de province dans nos villes les plus retirées et les plus patriarcales, peu occupées de choses sérieuses, et ne songeant guère qu’à se divertir, mais à la façon du bon vieux temps. Ainsi dans les bals du monde catholique les fast dances (nom effrayant pour les danses tournantes) sont rigoureusement interdites on ne danse que des quadrilles de neuf heures du soir à deux heures du matin, mais avec un entrain, un acharnement, un air de bonheur indicible. Vieux et jeunes, tout le monde s’en mêle les grand’mères dansent avec leurs filles, les cheveux blancs et les perruques n’ont pas honte de s’amuser comme des enfans. On mange des pommes, on boit de la bière, préférées souvent à des soupers somptueux; on cause du bal d’hier, du bal de de-