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l’expérience, le sens de l’observation et celui de l’intuition, l’un, l’intuitif, se donne trop souvent chez lui libre carrière, tantôt précédant l’autre, tantôt dépassant les données que l’autre lui fournit. Goethe oublie les excellens conseils qu’il a développés dans le mémoire sur l’Expérience considérée comme médiatrice entre le sujet et l’objet, et dont le premier était « de se tenir en garde surtout contre ses propres résultats, surtout contre soi-même. » Il se précipite immédiatement dans des conséquences extrêmes qui sont plutôt dans la logique de son esprit ou de sa passion que dans celle des choses. Il arrive d’un bond à la doctrine de l’unité absolue, laquelle ne relève ni de la physique, ni de la physiologie, ni de l’anatomie comparée, mais relève uniquement de la métaphysique. Il a étudié avec passion la nature; mais, ne l’oublions pas, il a apporté dans cette étude des préoccupations philosophiques. Nous l’avons démontré récemment, il est spinoziste d’esprit, sinon de système, — d’instinct, sinon d’école. Son spinozisme le domine et l’entraîne. Est-ce là ce qu’il voulait dire lorsque, répondant à la lettre dans laquelle Schiller exalte les dons magnifiques de la nature à son égard et particulièrement cet esprit synthétique qu’il porte dans l’étude de la réalité vivante, Goethe, après avoir remercié son nouvel ami de l’intérêt si vif qu’il prend à ses travaux, ajoute ces paroles étranges « Des rapports plus fréquens et plus intimes vous feront voir qu’il y a en moi quelque chose de ténébreux et d’indécis que, malgré la conscience parfaite que j’en ai, je ne puis vaincre toujours. Ces sortes de phénomènes ne sont pas rares dans les natures humaines, et, pourvu qu’ils ne soient pas trop tyranniques, nous aimons à nous laisser gouverner par eux. » Ce quelque chose d’indécis et de ténébreux qui s’agite en lui au milieu de ses travaux scientifiques, n’est-ce pas la lutte confuse de l’esprit désintéressé d’observation, qui recherche les lois générales, avec l’instinct spinoziste qui ne veut les voir que d’une certaine manière et leur impose une couleur, un aspect déterminé?

Je le croirais d’autant plus volontiers, qu’à certains momens, par échappées, s’affranchissant de l’unité spinoziste, il signale admirablement le péril de l’analogie et de la métamorphose, si on ne les arrête pas dans leur développement. « L’idée de la métamorphose est un don sublime, mais dangereux. Elle mène à l’amorphe, elle détruit, dissout la science. Semblable à la force centrifuge, elle se perdrait à l’infini, si elle n’avait un contre-poids; ce contre-poids, c’est le besoin de spécifier, la persistance tenace de tout ce qui est une fois arrivé à la réalité. » « Cette idée est encore nouvelle parmi nous, elle domine avec la puissance de la première impression les esprits qu’elle entraîne; il serait difficile, peut-être impos-