Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/1078

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ries par des attroupemens tumultueux. On annonçait que quarante mille sifflets avaient été achetés et distribués pour faire à la reine à son entrée un accueil outrageant. La reine est donc restée au Pardo ; elle ne peut guère braver une émotion comme celle dont on la menace dans l’état de grossesse avancée où elle se trouve. On voit d’ici cette situation lamentable ; il y a une conspiration des sifflets dont l’effet certes est bien produit, puisque tous les journaux de Madrid, à ce que nous apprend le télégraphe, la réprouvent et la découragent ; il y a pis encore, puisque le parti ibérien, celui qui veut constituer l’unité de la Péninsule en appelant au trône le roi de Portugal, préparait à ce prince des manifestations qu’on n’a cru pouvoir prévenir qu’en le priant de renoncer au voyage de Madrid. La royauté, et ce qui est certes bien plus cruel, la femme avec la reine est tenue en échec. Il n’est pas surprenant que la camarilla effarée qui entoure cette reine abattue et cette femme malade, par peur ou par trahison, fasse entendre à ses oreilles le mot inexorable d’abdication.

Si ce qu’on rapporte de l’étrange crise de la cour d’Espagne est exact, on en ressentira à l’étranger pour la pauvre reine une commisération douloureuse qui ne fera point honneur à la troupe remuante des hommes d’état espagnols. Il faut bien dire enfin la vérité : ce sont les hommes politiques d’Espagne qui ont fait leur reine ce qu’elle est. Ils n’ont pas le droit d’adresser à Isabelle II un seul reproche qui ne rejaillisse contre eux. À été ministre qui l’a voulu, et malheureusement il s’est toujours trouvé à Madrid dix hommes prêts à être ministres quand il s’agissait d’escamoter le pouvoir à la faveur d’une complaisance envers la reine. Isabelle pour son malheur n’a que trop bien connu le milieu où elle vivait et où elle ne rencontrait aucune résistance vigoureuse et sachant commander le respect et la déférence à une tête couronnée. Après tout, les grandes fautes politiques commises par l’Espagne dans ces derniers temps sont du fait des ministres changeans de ce pays, non de l’autorité royale. Est-ce la reine qui a produit le gâchis financier où s’épuise l’Espagne ? Est-ce la reine qui a laissé fermer au crédit espagnol les bourses du continent ? Est-ce la reine qui a voulu conquérir la république dominicaine, et quoique son nom, aujourd’hui si durement humilié à Madrid, soit mis en avant avec une chevalerie si affectée dans la liste des griefs imputés au Chili, est-ce la reine qui pousse l’Espagne dans une aventure si sévèrement jugée par toutes les autres nations ? Nous ne savons ce qui sortira de la crise actuelle. Peut-être quelque bonne inspiration servira-t-elle Isabelle auprès du peuple nerveux de Madrid, ou peut-être succombera-t-elle aux embûches dont elle est entourée. En tout cas, les hommes qui ont gouverné la Péninsule depuis vingt ans ne pourront point dégager de ces événemens l’honneur de leur nom. Quelles espérances pourraient encore donner à leur pays des politiques qui, avec l’étroitesse de leurs idées, l’emphase frivole de leur langage et la flexibilité de leur conduite, ont laissé arriver à ces extrémités honteuses la royauté constitutionnelle d’Espagne ?