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du langage plébéien. Comme nous n’avons pas à juger de la nature du sentiment, mais seulement de l’expression, nous conviendrons sans peine que le factum de Jean Sévère, par son énergie triviale, par son bon sens net et court, aurait plu à ceux des radicaux célèbres qui ont partagé sur la guerre cette même manière de voir, un Paul-Louis Courier, un Cobbett. Cependant nous doutons beaucoup que l’abolition de la guerre, à la supposer possible, eût une si grande efficacité sur le cœur humain et contribuât à y développer aussi fortement les sentimens d’humanité. La paix a ses férocités comme la guerre, et celles-là ne sont pas les moins lâches ; la guerre a son humanité comme la paix, et celle-là n’est pas la moins noble. Le jour où la guerre disparaîtrait, il serait fort à craindre que certains sentimens qui, s’ils ne sont pas l’humanité, sont bien au moins de sa famille, disparussent en même temps, et s’il fallait une preuve que le génie de la guerre porte un tout autre visage qu’un visage homicide, j’appellerais en témoignage M. Hugo lui-même. Dans la belle pièce qui fait suite aux propos de Jean Sévère, ne nous raconte-t-il pas la touchante et noble histoire de ce capitaine, clément jusque dans la mort, sur le visage glacé duquel les soldats lisent, à ne pouvoir s’y méprendre, le pardon de son meurtrier ?

Voici que j’ai terminé maintenant ma très délicate et très difficile tâche. J’ai donné tour à tour avec toute l’impartialité possible les raisons que peut faire valoir la ligue et celles que peut faire valoir le roi, de manière, je le crains en m’en consolant, à ne contenter ni la ligue ni le roi. Ce n’est ni par crainte ni par tactique que j’ai agi ainsi, c’est par impossibilité d’agir autrement sans violer la vérité et la justice. Il n’y avait pas à prendre de parti tranché en présence d’un tel livre. Nous sommes de ceux qui en regrettent l’inspiration et qui pensent qu’il n’ajoutera rien aux richesses déjà si grandes de Victor Hugo ; mais si la gloire du poète n’y gagne rien, elle n’y perdra rien non plus, comme l’ont cru d’abord des lecteurs trop vite effarouchés ou des détracteurs trop pressés de triompher de ses défaillances. Son génie s’est peut-être trouvé sous un nuage pendant qu’il écrivait ce livre, et ce nuage a pu lui cacher les dangers et les défauts de son sujet ; mais il n’a pas subi d’éclipse, comme on l’a dit, et le grand poète que nous connaissons est encore visible à toutes les pages.


EMILE MONTEGUT.