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Au XVIe siècle et à toutes les époques d’absolutisme politique ou religieux, il faut au contraire une grande force morale pour oser, même au fond du cœur et sans le manifester, être d’un avis différent de ce qui paraît être autour de vous l’opinion universelle.

Très certainement la plupart des contemporains de Philippe II, en comparant son pouvoir absolu et non contesté aux embarras, aux difficultés sans cesse renaissantes des autres gouvernemens, se disaient que la politique qu’il avait choisie, était la meilleure, et, sans rechercher si les circonstances intérieures du pays ne lui rendaient pas plus ou moins facile ce qui ailleurs eût été impossible, ils le proclamaient un grand roi, un grand homme d’état. Une des misères de l’esprit humain, c’est d’adorer le succès, de juger d’après l’événement immédiat, de se prosterner devant l’apparence de la force et de dédaigner profondément quiconque, en présence d’un grand péril à conjurer ou d’un grand intérêt à atteindre, s’arrête à des scrupules de droit, de légalité, de respect pour la liberté ou la conscience des autres. De nos jours même, qui ne se souvient d’avoir entendu célébrer le génie de M. de Metternich, l’inflexible fermeté de l’empereur Nicolas, préservant à tout prix l’Autriche et la Russie des atteintes de la révolution ? Si la mort les eût enlevés quelques années plus tôt, s’ils eussent cessé de vivre au milieu de leurs triomphes, leurs admirateurs auraient eu la ressource de rejeter sur ceux qui leur ont succédé la responsabilité des désastres qui ont, il y a peu d’années, accablé les deux empires longtemps gouvernés par eux ; mais, ces désastres les ayant atteints dans l’exercice même de leur pouvoir, l’événement les a irrévocablement condamnés dans l’esprit des hommes qui regardent le succès comme l’unique criterium de la justice et du talent. Aussi tel aujourd’hui qui se permettait de leur refuser son approbation alors que la fortune les comblait de ses faveurs est parfois amené, par un sentiment d’équité, à les défendre contre la sévérité excessive de ceux qui s’extasiaient, il y, a peu d’années, devant tous leurs actes.

Plus heureux que les représentans de l’absolutisme russe et autrichien, Philippe II ne vit pas s’écrouler l’édifice de la puissance gigantesque dont il avait tant abusé. Cependant, par l’effet de cet abus même, il le laissa bien ébranlé. Au prix des plus énormes sacrifices en hommes et en argent, il n’avait guère réussi, pendant un règne de quarante années, qu’à troubler l’Europe et à lui infliger des souffrances dont l’Espagne n’avait recueilli d’autre fruit que la haine universelle. La réunion du Portugal à la monarchie espagnole est la seule entreprise qui ait réussi à son ambition, et l’avantage de cette réunion, qui ne devait être que passagère parce que le cabinet de Madrid n’avait ni l’habileté nécessaire pour se