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d’autres, si elle a versé moins de sang, c’est uniquement parce qu’elle avait moins d’occasions de le faire, parce que son action continue avait fini par éclaircir les rangs d’où elle prenait ses victimes. Au XVIIIe siècle encore, sous un prince français, sous Philippe V, elle a pu envoyer au bûcher quinze cents infortunés. En trois cents ans, elle a fait brûler plus de trente mille personnes, sans compter ceux qui sont morts dans les prisons où elle retenait si longtemps ses justiciables avant de prononcer sur leur sort, sans compter non plus ceux qu’elle condamnait à des peines moins graves, mais terribles encore. On sait quelle abominable procédure précédait ses jugemens et l’obligation qu’elle imposait aux enfans de dénoncer leurs parens, aux serviteurs de dénoncer leurs maîtres lorsqu’ils les soupçonnaient d’hérésie. Si quelque chose peut étonner encore, c’est que, dans une nation si longtemps courbée sous cette immorale tyrannie, il ait pu subsister quelques restes de bon sens, d’humanité, de sentiment vrai du bien et du mal, d’énergie morale. Loin d’être surpris de l’abaissement où l’inquisition a réduit l’Espagne, on l’est plutôt de ce que son œuvre de destruction n’y ait pas été plus complète.

Il y avait d’ailleurs, dans le caractère personnel de Philippe II et dans la direction qu’il imprima à son gouvernement, une analogie frappante avec le système et les procédés de l’inquisition. Le goût, l’instinct du despotisme, l’horreur pour toute espèce, d’indépendance, la conviction que le plus grand des crimes est de résister à l’autorité, la ferme résolution de ne se refuser à aucune rigueur pour triompher des résistances, la croyance profondément enracinée que tout est permis pour atteindre ce but, qu’il y aurait une coupable faiblesse à s’arrêter devant les règles de la morale ordinaire et les inspirations de l’humanité, tels étaient les sentimens, les doctrines qui présidaient en Espagne au gouvernement temporel aussi bien qu’au gouvernement spirituel. Et comme personne n’aurait pu les contredire sans s’exposer aux plus terribles châtimens, ces doctrines, ces sentimens, finirent par prendre possession de tous les esprits. La littérature espagnole de ce temps en est fortement empreinte, et sans doute elle contribua elle-même à les propager, à leur donner un caractère de généralité. Pour s’en étonner, il faudrait ignorer combien les idées les plus étranges, les plus contraires aux instincts de l’humanité et à la nature des choses peuvent promptement et facilement arriver à dominer les esprits lorsque ceux qui les soutiennent ont seuls la parole et qu’aucune contradiction ne peut se produire. Dans les temps de liberté et de croyances incertaines, l’amour du paradoxe, c’est-à-dire l’entraînement qui porte à combattre les idées généralement admises, n’est pas une chose rare, c’est même l’amusement des esprits frivoles et vaniteux.