Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/1034

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tion, des projets complets, détaillés, dont ils poursuivent ensuite sans relâche l’accomplissement. Pour tracer de tels tableaux, il faut, il est vrai, se débarrasser de ce que j’appellerai le bagage, les impedimenta de l’histoire. Il faut écarter une multitude de faits et de considérations dont l’exposé dérangerait l’ordonnance romanesque et la forme littéraire du récit. L’histoire ainsi comprise est positivement fausse, car ce que l’on y fait entrer, isolé de ce qu’on en retranche, perd ses proportions véritables et ne représente plus rien de réel. Malheureusement ce n’est guère qu’en se défigurant de la sorte que l’histoire, cette science sévère, faite pour un petit nombre d’esprits, peut devenir populaire, et pour se passer de ce moyen de succès, pour arriver jusqu’à la masse des lecteurs en restant fidèle à ses conditions, elle a besoin de s’appliquer à un sujet favorable traité avec un rare talent.

Il est une autre tentation qui rentre jusqu’à un certain point dans celle que je viens d’indiquer, et à laquelle cèdent trop souvent ceux qui se consacrent à ce genre de travail : la manie du dramatique. Le dramatique, de sa nature, est nécessairement rare. En quoi consiste-t-il dans ses rapports avec l’histoire ? Dans l’impression que fait sur les âmes le spectacle des grandes catastrophes, de celles qui renversent ce qui était élevé et relèvent ce qui était abattu, qui font triompher soudainement des causes et des opinions que l’on considérait naguère comme à jamais perdues, qui, mettant à nu le fond de la nature humaine et arrachant tous les masques, ouvrent une ample carrière aux grands talens, aux grandes vertus, aux grands dévouemens, comme aussi aux vices les plus odieux et aux plus honteuses bassesses. Or des situations semblables ne peuvent se reproduire qu’à de longs intervalles, et si dans un pays en proie à l’anarchie elles semblent se renouveler fréquemment, c’est en se dénaturant, en perdant ce qu’elles avaient de tragique. Une révolution qui détruit un gouvernement existant depuis des siècles, qui change les institutions antiques d’un peuple, est sans doute quelque chose de profondément dramatique ; mais, si elle est suivie d’une série d’autres révolutions suscitées par l’inquiétude aveugle de la multitude et l’ambition de quelques hommes, ces mouvemens n’offrent plus bientôt qu’un spectacle monotone et fatigant, et la lassitude, le dégoût ne tardent pas à prendre la place de la vive curiosité, de l’intérêt passionné qu’on éprouvait d’abord. La révolution de 1789 a exalté toutes les âmes, et les récits multipliés qu’on en publie depuis près de quatre-vingts ans suffisent à peine à l’avidité des lecteurs ; mais, parmi ceux même qui, de nos jours, suivent avec l’attention la plus sérieuse la marche des événemens contemporains, combien en est-il qui se préoccupent des révolutions incessantes auxquelles l’Amé