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dire sans patrie, je trouvais l’idéal que j’avais souvent rêvé : un esprit dégagé de tout préjugé, un cœur libre et prêt à se donner sans réserve. Avec elle, je pourrais traverser la vie d’un vol doux et silencieux, comme ces deux personnages de Prudhon qu’on a nommés, je ne sais pourquoi, le génie des arts, et qui flottent au-dessus de la terre en se donnant la main. Avec elle, je n’aurais rien à sacrifier de mon indépendance sauvage ; elle comprenait mes instincts, et j’acceptais les élans naïfs de sa nature impétueuse. Je savais que Flora se contenterait d’une vie intime et retirée, parce que, n’ayant point la prétention d’être jolie, il ne lui viendrait jamais la fantaisie d’aller admirer les autres. Dans ses yeux pleins de feu, on lisait facilement ces deux mots qui se correspondent : dévouement, jalousie… Peut-être l’oncle Rogariou, embarrassé d’une nièce mal préparée au climat et au monde de notre pays, saisissait-il avec joie l’occasion de l’éloigner de lui. Que m’importait ? Comme il paraissait croire qu’il m’avait enlevé Emma de haute lutte, il me devait de ne pas mettre obstacle à mon union avec Flora : c’est ce qu’il fit, et j’entrevis le jour où il me serait donné de m’élancer une fois encore sur l’immense océan, de cingler vers les pays aux splendides horizons, et cela en compagnie d’une femme aimée.

Ainsi qu’il avait été convenu entre eux, M. Legoyen et l’oncle de Flora s’associèrent pour que les capitaux de celui-ci aidassent celui-là à raffermir son crédit ébranlé. M. de Rogariou, qui avait vécu longtemps aux colonies, ne croyait point déroger en s’adonnant au commerce ; il entendait parfaitement les affaires et l’emportait sur son associé par la haute portée de son esprit. Il acquit donc très vite dans la maison l’autorité la plus absolue ; bien qu’il ne parût jamais au dehors, c’était lui qui conduisait tout. Mlle Emma Trégoref admirait en lui le gentilhomme aux belles manières doublées d’une grande fortune ; les Legoyen témoignaient le plus grand respect à un vicomte qui avait à sa disposition tant de capitaux. Combien nous étions petits et insignifians, Flora et moi ! Nous vivions en dehors des affaires, ne songeant qu’à une seule chose : être unis au plus vite afin de régler notre existence à notre manière, n’importe en quel lieu, car nous parlions toujours d’aller aux Philippines sans savoir si nous nous y fixerions. La fortune de Flora, jointe à l’aisance que je possédais, nous permettait de choisir le lieu où nos jours s’écouleraient dans la paix et dans l’obscurité. Si on nous regardait comme des enfans, comme des esprits chimériques, nous étions loin d’envier la raison et la sagesse de qui que ce fût.

Comme il eût été dangereux pour Flora de passer un hiver en