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même, monsieur, vous alliez partir, dites-vous, et pour aller où, s’il vous plait ?… Vous mériteriez que l’on vous dise : Bon voyage !…

— Ne le dites pas de grâce !…

M. et Mme Legoyen reparurent dans le salon accompagnés de l’oncle de Flora. — Voilà qui est conclu, dit celui-ci ; je vais écrire à mon banquier, et dans deux jours nous signerons l’acte d’association. Adieu ; soyez calmes, prenez confiance.

Au moment de partir, et comme j’échangeais un regard avec Flora : Monsieur Albert, me dit le vicomte en souriant, il faudra absolument que vous alliez arranger nos affaires à Manille.


III

La catastrophe qui venait d’atteindre les Legoyen ne laissait pas d’être utile à quelque chose. Elle avait hâté le dénoûment de l’imbroglio dans lequel nous étions tous engagés depuis quelque temps et servi à mettre en relief le fond des cœurs. Un peu étourdi de ce brusque dénoûment, de ce coup de foudre qui avait mûri et presque fait tomber dans ma main le fruit vert objet de mes espérances confuses, je me mis en devoir de quitter le château de La Ribaudaie. Ma position était devenue si nette que je pus sans affectation féliciter Mlle Trégoref sur l’avenir qui l’attendait.

— Eh bien ! monsieur Desruzis, répondit-elle, vous possédez une sagacité qui passe la nôtre de beaucoup… Vous avez su découvrir d’un coup d’œil les qualités précieuses qui distinguent Mlle de Rogariou… Permettez-moi de vous faire aussi mes complimens.

Cela fut dit simplement, avec sincérité ; nous nous quittions comme deux amis qui n’ont rien à se reprocher. Emma allait entrer dans ce monde riche et glorieux qui l’attirait, et moi j’allais retourner dans ce monde d’aventures qui me fascinait toujours. Oui, c’était dans un monde d’aventures que je me lançais ; je ne l’ignorais pas, et, quoique secrètement épouvanté, je me jetais en avant. Un séjour de deux mois à La Ribaudaie ne m’avait-il pas convaincu que je n’entendais rien aux exigences sociales ? De toutes les jeunes filles que j’avais rencontrées en France pendant une halte de plus d’une année, Emma était la plus jolie, celle dont les charmes avaient fait le plus d’impression sur moi, et pourtant je n’avais point éprouvé pour elle cette passion vive, irrésistible, qui seule pouvait me captiver. Il me semblait qu’elle était dans ce château de La Ribaudaie, sous l’œil rigide de sa sœur, comme une de ces héroïnes des romans de chevalerie soumises à l’influence d’un talisman qui lui ôtait la liberté et gênait la mienne ; mais dans Flora, dans la jeune fille créole aux franches allures, orpheline, sans famille et pour ainsi