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reprit l’oncle de Flora, et j’ai refait ma fortune. Si je puis vous aider à refaire la vôtre, disposez de moi.

— D’abord il faut que je vende ma terre et mon château de La Ribaudaie, ce château que j’ai fait sortir du sol par la puissance de mes capitaux, ce parc qui était ma joie, mon orgueil !… Oui, il faut que je vende tout cela…

— Oh ! mon Dieu ! est-ce possible ? s’écria eh pleurant Mme Legoyen.

— Oui, mon amie, il faut que je vende ce lieu, qui faisait nos délices ; mais ce qui me navre, ajouta-t-il, c’est que dans ce désastre se trouvent englouties votre dot et celle de cette chère Emma…

À ces paroles terribles, Mlle Trégoref resta comme pétrifiée : on eût dit une fleur que le soleil a frappée de ses rayons brûlans. Flora, tout attendrie, ne chercha point à arrêter les larmes qui coulaient de ses yeux, et M. de Rogariou, prenant la main du malheureux négociant abîmé dans le naufrage de sa fortune, lui dit avec calme :

— Mon cher monsieur, écoutez-moi. Je suis riche, très riche. Outre nos plantations des Philippines, nous possédons, ma nièce et moi, aux portes de Nantes, des terrains qui ont acquis, par la création du chemin de fer, un prix considérable. Parlez ; voulez-vous voir en moi un ami, voulez-vous de moi pour votre associé ?

— Un négociant qui a tout perdu peut-il associer quelqu’un à… sa ruine ? repartit M. Legoyen. Après ma liquidation, je me trouverai réduit à si peu de chose qu’il me sera impossible de rien entreprendre.

— Dans ce cas, renoncez au commerce et vivez tranquille à la campagne… Vous ne quitterez pas ce château, cette terre de La Ribaudaie. Non, vous dis-je, ne secouez pas la tête en signe d’incrédulité, vous resterez ici. Dites-moi ce que vaut La Ribaudaie, je la paierai comptant, elle sera à moi ; vos créanciers en toucheront le montant, et vous y demeurerez en paix. Personne ne saura ce qui s’est passé, et ce n’est qu’après vous que mes héritiers entreront en possession de votre bien…

M. Legoyen tenait les yeux baissés sans rien répondre. Il ne pouvait se faire à l’idée d’habiter son château sans en être le maître.

— Votre offre est généreuse, monsieur le vicomte, reprit-il après quelques minutes de silence ; mais je ne l’accepte point. Si ma propriété vous convient, je suis prêt à vous la vendre, et mon malheur vous aura servi à rentrer en possession des biens que la révolution vous avait enlevés… Le seul service que je vous demande, c’est de m’avancer dès aujourd’hui les cent mille francs que je dois à Mlle Trégoref, ma belle-sœur…

Celle-ci, humiliée, écrasée par le désastre qui venait de fondre sur