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me frappa doucement sur l’épaule. — Savez-vous, Albert, que ce monsieur de Rogariou est fort bien ?

— Je n’ai jamais dit le contraire, répondis-je.

— Oh ! ma sœur, comme nous nous trompions ! dit Emma ; il a des manières tout à fait distinguées… Il doit posséder là-bas une grande fortune… Et puis la petite a parlé d’armoiries.

— Il n’en avait pas parlé, lui, reprit Mme Legoyen, il est trop discret pour cela ; mais la petite, comme tu l’appelles, c’est autre chose… Pourtant je dois convenir qu’elle a été fort aimable avec moi ; elle ne manque ni d’une certaine grâce ni d’un certain esprit quand elle fait patte de velours… Ce n’est pas la Panthère noire de l’autre jour…

— Ah ça ! monsieur Desruzis, interrompit Mlle Trégoref, vous allez donc faire avec elle un voyage à Manille ?…

— Allons ! m’écriai-je avec dépit, doña Flora m’a parlé de son pays, qu’elle a beaucoup vanté et qui mérite bien de l’être ; puis, trouvant tout simple qu’un voyage à Manille ne soit pas de nature à effrayer quelqu’un qui a longtemps navigué, elle m’a engagé à visiter son île lointaine.

— Et vous n’avez pas dit non ! reprit Emma.

— Comment, cousin Albert, interrompit Mme Legoyen, vous avez songé à un pareil projet ! Vous avez arrêté les préliminaires d’un voyage au bout du monde…

— Avec Mlle Flora, dit Mlle Trégoref ; M. de Rogariou l’a affirmé, et sa nièce n’a pas nié le fait.

— Expliquez-vous, Albert, reprit Mme Legoyen ; il m’importe de savoir la vérité.


— La vérité, ma chère cousine, répondis-je en affectant de rire, c’est qu’ils ne sont pas décidés eux-mêmes à faire ce voyage qui vous inquiète.

Mme Legoyen garda le silence. Emma courut à son piano, et je l’entendis exécuter des roulades avec un brio extraordinaire. Pour dissiper la contrariété que me causait l’interrogatoire que je venais de subir, je pris un livre et sortis pour aller faire une lecture dans le parc ; mais j’en restai à la première page, et pendant plus d’une heure je me promenai autour des pelouses, essayant de comprendre ce qui se passait en moi. Désormais j’étais vis-à-vis de ma cousine et de sa sœur dans une position fausse, et d’où il fallait absolument sortir au plus vite. En insistant sur ce voyage, qui n’était pas même à l’état de projet, en me prouvant à moi-même que j’y étais bien décidé, Mlle Trégoref n’avait-elle pas l’air de m’ouvrir la porte à deux battans et de me dire : Partez ?… Je me trouvais humilié et comme pris au piège. Pendant que j’allais ainsi, plongé