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commencement de l’hiver, nous y retournerons ; venez avec nous. Venez dans ces îles, que rien n’égale pour la splendeur du climat, la beauté du paysage et la fertilité du sol !… Allons, décidez-vous ; qui n’a pas vu Manille n’a rien vu !… Nous prendrons par la Méditerranée et la Mer-Rouge ; les voyages par bateaux à vapeur se font rapidement, et en deux mois nous serons transportés des bords de la Loire aux rives du Passig.

Après avoir prononcé ces paroles avec une extrême volubilité, doña Flora s’arrêta pour attendre ma réponse ; mais que pouvais-je dire, ému et troublé comme je l’étais ? M. de Rogariou, qui s’entretenait toujours avec Mlle Trégoref, me regarda du coin de l’œil. Était-ce pour m’encourager à dire oui ? était-ce pour me dissuader de prendre au sérieux l’invitation que sa nièce me faisait, un peu étourdiment, de la suivre au bout du monde ? Cette dernière interprétation me paraissant la plus vraisemblable, je préparais une réponse évasive, lorsque M. de Rogariou, se penchant à l’oreille de Mlle Trégoref, lui dit à demi-voix : — Savez-vous de quoi parlent ces deux jeunes gens ? Non, vous ne pouvez le deviner… Je vous le donne en cent, mademoiselle ! Il est question entre eux d’un voyage à Manille pour l’hiver prochain. Quant au retour, on n’en parle pas !…

— Mais, mon oncle, reprit doña Flora, que trouvez-vous de si extraordinaire à ce projet ?

— Et vous, mademoiselle Trégoref, demanda M. de Rogariou, ne vous semble-t-il pas très naturel ?

Mlle Trégoref, surprise de cette question, leva sur moi son œil bleu et répondit avec une certaine émotion : M. Albert Desruzis est très romanesque, monsieur ; il aime singulièrement ce qui est étrange et ce qui est étranger !

Nous passâmes dans la salle à manger, où la collation était servie. — Eh bien ! continua M. de Rogariou, voilà précisément cette sauvagerie du cœur et de l’esprit que je vous signalais tout à l’heure. M. Desruzis est né en France, il y a été élevé, mais ses instincts l’entraînent vers les pays lointains. Et savez-vous pourquoi ? C’est parce qu’aucune occupation sérieuse n’est venue entraver le libre essor de son imagination. Il est comme ce personnage de Shakspeare qui se meut dans l’immensité d’un mouvement plus doux que la sphère de la lune ! N’est-ce pas vrai, monsieur Desruzis ?

— J’avoue que je préfère la poésie à la réalité, répondis-je un peu froidement. Où est le mal ?

— Cela ne fait de mal à personne, reprit M. de Rogariou. Je ne blâme pas, je constate seulement vos aspirations vers l’idéal. D’ail-